Le brutalisme, de l’architecture à la doctrine politique de l’ère Trump

Adrien Brody incarne avec ferveur l’architecte rescapé des camps qui voue sa vie au brutalisme.
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Le film The Brutalist a remis sous les projecteurs un style architectural agressif et clivant. D’où la tentation d’en faire une doctrine politique pour le temps présent.

C’est un film monstre. Par son format hors-norme, par son ambition artistique, par sa construction hyperbolique et sans doute aussi par sa razzia annoncée aux prochains Oscars (dix nominations). The Brutalist de Brady Corbet, unanimement salué par la critique –hormis quelques réserves isolées pointant une certaine complaisance dans le dolorisme–, rejoint ainsi ces projets pharaoniques –comme le Napoléon d’Abel Gance (1927) ou La Porte du paradis de Michael Cimino (1980)–, qui brûlent la fiction par les deux bouts, essorent réalisateurs et acteurs, et élèvent l’art à un niveau quasi mystique. L’équivalent cinématographique, si l’on veut, de la 9e Symphonie de Beethoven ou des Variations Goldberg de Bach.

Mais au-delà de la prouesse esthétique et de la puissante parabole sur la place de l’artiste, sur le trauma, sur l’ambition, sur l’antisémitisme, sur le pouvoir de l’argent accolée au parcours de cet architecte juif hongrois rescapé des camps, ayant fui aux Etats-Unis et qui se lance à corps perdu –encouragé par un riche mécène pervers et jaloux– dans la construction d’une monumentale forteresse avant-gardiste, ce film-monde marque sans doute aussi les consciences parce que son sous-texte politique et son aura crépusculaire résonnent particulièrement et douloureusement avec notre époque.

Si le brutalisme du titre renvoie en effet formellement à ce style architectural technomoderniste friand de béton, de verticalité, d’empilement des volumes –jusqu’à une certaine laideur revendiquée–, qui a connu son petit moment de gloire dans les années 1960 et 1970 des deux côtés du rideau de fer, le terme, pris dans un sens plus idéologique, décrit très bien la tonalité générale des échanges qui rythment désormais la marche du monde. Comme si la brutalité des formes avait déteint sur les esprits.

N’est-ce pas du brutalisme quand un vice-président des Etats-Unis vient faire la leçon aux Européens, comme un enfant gâté et arrogant qui donnerait une fessée à un vieux monsieur certes un peu souffreteux mais bien plus expérimenté et instruit que lui? N’est-ce pas du brutalisme quand l’injonction à l’hypermasculinité (décortiquée dans le documentaire Viril, disponible sur Arte) balaie un demi-siècle de lutte pour l’émancipation des femmes et des minorités sexuelles et trouve dans les nouveaux tsars du technocapitalisme de fervents ambassadeurs? N’est-ce pas du brutalisme quand Trump coupe sans préavis les vivres de l’aide au développement et éradique des textes officiels les références au changement climatique? N’est-ce pas du brutalisme quand l’IA menace de détruire des pans entiers du marché du travail? N’est-ce pas du brutalisme, enfin, quand la convergence des intérêts d’une classe politique populiste et ultralibérale et ceux d’une cyberoligarchie sans foi ni loi se fait sur le dos des piliers de la démocratie comme l’assurance sociale, le principe de redistribution, l’éducation pour tous, et qu’à la place se profile un système basé sur le tout-contractuel comme à Dubaï (un Capitalisme de l’apocalypse, décrit et dénoncé dans l’essai de Quinn Slobodian, paru chez Seuil)?

A la croisée du capitalisme sauvage, d’un conservatisme biblique, du libertarianisme décomplexé, du transhumanisme sélectif, le brutalisme serait donc cette nouvelle doctrine politique adaptée à cet âge d’or de l’ignorance et du cynisme propulsé par les ultrariches. N’oubliez pas d’éteindre les Lumières en sortant…

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