La langue française victime d’amnésie? Il faudra bientôt un décodeur pour comprendre les dialogues des «vieux» films


Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

La langue française s’appauvrit, victime de l’anglais, du culte de l’efficacité et de notre paresse, aggravée par l’IA. Ce trésor perdu se révèle au détour d’un vieux film ou d’une BD qui ressuscite l’argot fleuri des années 1960.

«Le soi-disant gentil garçon bien comme il faut, l’Adrien de mes deux, je te fous mon billet que c’est un hareng. Il a le profil. Tu paries?» Vous avalez votre matcha de travers en lisant cette phrase sans queue ni tête? Les familiers des films dialogués par Michel Audiard auront peut-être reconnu l’argot qui avait cours dans les années 1960 à Paname, et dont les pépites explosent comme du pop-corn dans Les Tontons flingueurs ou Mélodie en sous-sol.

Une piste à suivre puisque cet extrait est en réalité tiré d’une BD qui vient de sortir (Le Grizzli de Matz et Fred Simon chez Dargaud) mais dont l’action se situe dans le milieu des gangsters en pardessus et costume-cravate qui sévissaient du côté de Pigalle au milieu des sixties. Gabin et Ventura y auraient leur place. Si le scénario de ce tome 2 est assez classique (deux ex-braqueurs sont chargés par un ancien «collègue» de retrouver sa fille, kidnappée par un concurrent un peu trop gourmand), c’est l’utilisation du langage vernaculaire qui fait la singularité de cet album, truffé d’expressions savoureuses complètement tombées dans l’oubli. Les auteurs ont d’ailleurs pris soin de joindre un lexique «à l’usage des curieux» à la fin du récit. On y retrouve des perles comme «le baveux» (l’avocat), «la bastos» (la balle de pistolet), «le gonze» (le mec), «le hareng» donc (un proxénète) ou les verbes «enjamber» (copuler), «décarrer» (partir, foutre le camp) ou «affranchir» (mettre au courant). Un régal pour «les feuilles» (les oreilles).

Certes, même à l’époque, tout le monde ne maîtrisait pas ce sabir –à la fin de l’histoire, l’amoureuse de Toine, un des deux compères, lui demande d’éviter l’argot quand elle lui présentera son paternel, «ça fait mauvais genre. En plus, je comprends pas toujours»–, mais ce trésor linguistique met en évidence l’appauvrissement de notre langue. Les linguistes sont unanimes: le français perd des plumes chaque année –non compensées par les quelques nouveaux idiomes–, et pas seulement sur son versant populaire. Les mots et formules qui ne sont pas solubles dans la performance ou la com prennent la poussière dans les dictionnaires. Je peux en témoigner: mon fils se moque de moi quand j’ai le malheur d’utiliser dans la vie de tous les jours des termes qui étaient assez courants avant l’an 2000 et qui passent pour de la pédanterie à l’heure du franglish. Et je ne parle pas de reliques chipées aux poèmes de François Villon. Mais de mots comme «componction», «déliquescence» ou… «suranné». Les glisser dans la conversation, c’est apparaître comme un extraterrestre. Ou comme un ringard fini.

Que s’est-il passé? On connaît les causes de la décrue (colonisation de l’anglais, culte de l’efficacité, etc.), mais le coup de grâce ou d’accélérateur vient sans doute de la tech, qui a rétréci notre espace verbal (pas plus de 140 signes pour un SMS) et a déshabillé les mots pour n’en garder que leur squelette phonétique, déroulant ainsi le tapis rouge aux locutions les plus simples, les plus percutantes. Deux registres de langage vont cohabiter: l’un pratico-pratique et barbouillé d’émojis pour résumer une pensée à sa plus simple expression, l’autre plus formel, mais façonné par l’IA, appelée à la rescousse pour pallier nos carences et notre paresse d’apprendre. Raison de plus pour chérir les flibustiers de la terminologie, ces écrivains ou ces influenceurs comme la créatrice du compte Instagram «Les Parenthèses élémentaires», qui luttent à contre-courant et sont les derniers remparts contre une forme de pogrom, ou du moins d’uniformisation, sémantique. Histoire de ne pas confondre demain «découvrir le poteau rose» et «le pot aux roses»…  

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