Laurent Raphaël
Kanye West, le malaise
Kanye West multiplie les dérapages. Propos antisémites, tirades suprémacistes… La faute à un trouble bipolaire, clame Ye. Peut-être, mais avec son aura, il fait le jeu de l’extrême droite. Il est peut-être temps de retirer la prise.
Quand on commence à parler d’un chanteur plus pour ses frasques extra-artistiques que pour sa musique, ce n’est généralement pas bon signe. À l’aune de ce baromètre, Kanye West est en train de se tirer un missile dans le pied. Depuis 2018 et son album Ye, le rappeur de Chicago n’a plus vraiment envoyé du lourd, multipliant récemment les expérimentations électro-mystiques surchargées. On est loin en tout cas de la spontanéité rafraîchissante de The College Dropout (2004) ou de la fulgurance de The Life of Pablo (2016), cathédrale pop luxuriante et dernière oraison sonore remarquable.
Faut-il y voir un jeu de vases communicants entre la perte de souffle artistique d’un côté et l’inflation de bouffées délirantes de l’autre? Comme si le curseur qui sépare la folie du génie s’était brutalement déréglé. Il aligne en tout cas les dérapages plus vite que les punchlines. En vrac: fatras de propos antisémites -qui lui ont valu d’être exclu de Twitter et d’autres réseaux sociaux-, accointances suprématistes revendiquées et affichées lors du dernier défilé de sa marque YZY à Paris avec un sweat-shirt frappé du slogan “White Lives Matter” -réponse de l’extrême droite américaine au mouvement Black Lives Matter-, ou encore déclarations révisionnistes dans l’affaire George Floyd -la famille a d’ailleurs porté plainte. On est en droit de se poser des questions sur la santé mentale du “king of pop” autoproclamé. Et de se demander s’il ne serait pas temps de lui couper le micro.
Du temps de sa splendeur, son ego-trip faisait gentiment sourire. Les artistes ont toujours bénéficié d’une tolérance élargie pour leurs excentricités. Elles sont l’écume de cerveaux bouillonnants. La mégalomanie fait ainsi partie du package. Et même du spectacle. On parle de douce folie dans le meilleur des cas. Plus qu’une formule puisque la proximité entre psychose et créativité a été largement documentée. West n’échappe pas à la règle, lui qui a été diagnostiqué bipolaire et qui a fait des séjours en hôpital psychiatrique. La vie d’artiste, qui plus est surexposée, n’est pas un long fleuve tranquille.
Mais son cas est devenu problématique quand il a commencé à se piquer de politique et s’est autorisé à donner son avis sur tout et n’importe quoi, s’appuyant d’abord sur sa popularité phénoménale pour faire passer des messages religieux (contre l’avortement notamment), mais ne s’arrêtant pas en si bon chemin. Son ralliement à Trump et sa candidature plus flippante que coluchienne à la présidentielle de 2022 ont marqué un tournant et accéléré un processus de métastatisation digne d’un film d’horreur de série B dans lequel un héros afro-américain, ayant contracté un vilain virus, se transformerait en apostat œuvrant contre son “peuple”. Comme si la paranoïa avait pris possession de son esprit jusqu’à lui faire oublier sa couleur de peau. C’est à partir de là qu’on l’a perdu. Et que le petit prince du hip-hop s’est transformé en agent provocateur toxique. Il faut voir l’interview hallucinante qu’il a donnée récemment à Clique TV sur Canal+. Il y déroule un tapis d’autojustifications emberlificoté exhalant un fort syndrome de persécution. Un enfant de 10 ans percevrait le malaise. Et pourtant ses fans, visiblement prompts à l’indulgence envers un libre penseur et un surdoué inadapté, continuent à le soutenir aveuglément. Et à gober son petit catalogue d’horreurs.
D’où cette question: Kanye West n’abuse-t-il pas de la liberté d’expression dont jouissent plus que les autres les artistes (à juste titre puisqu’elle sert d’assurance contre les tentatives d’intimidation et de censure)? De grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités. Or ses prises de parole ont transformé l’artiste influent en idéologue se servant de la pop culture pour faire passer ses idées nauséabondes. Faudra-t-il dès lors envisager de bannir sa musique des plateformes si l’intéressé s’entête à remixer les vieilles lunes du racisme plutôt que d’aller se faire soigner? On n’en est pas là, même si le hasard du calendrier nous confronte à un autre cas de conscience douloureux: la publication d’un nouvel inédit de Céline, Londres. Décidément, le génie a parfois de drôles de fréquentations…
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