La guerre de l’attention est au cœur de la stratégie des géants de la tech. En court-circuitant notre cerveau, les plateformes ont lancé une OPA sur notre «temps de cerveau disponible». La lecture -entre autres- en paie le prix.
Les cris d’alarme se suivent et se ressemblent: notre capacité d’attention serait en grand danger. Même des intellectuels, que l’on pourrait croire immunisés contre l’hypnose numérique, confessent aujourd’hui avoir de plus en plus de mal à rester concentrés sur une tâche. Charles Pépin, le philosophe qui décortique les affects du quotidien sur France Inter, avouait dans une émission récente consacrée à l’IA qu’il devait désormais lutter pour ne pas s’éparpiller.
Pas vraiment étonnant: nous sommes face à une force d’attraction qui nous dépasse. Personne ne semble armé pour résister à l’appel des algorithmes. La volonté seule ne suffit pas, ou plus, pour faire barrage à la «submersion» de sons et d’images, comme l’appelait Bruno Patino, patron d’Arte, dans son dernier essai (Submersion, Grasset).
L’autre jour, en pleine séance de cinéma, un homme d’âge mûr, cheveux gris et allure élégante, a passé au moins cinq minutes les yeux rivés sur son téléphone, inondant ses voisins d’un halo bleuté intempestif. Vie privée de Rebecca Zlotowski (déjà sorti en France mais qui n’arrivera chez nous que le 14 janvier) est pourtant un polar facétieux prenant, rythmé, qui enchaîne les rebondissements et les dialogues tranchants. Aucune raison a priori de lâcher la rampe, sinon pour s’injecter sa «dose». Car oui, ce n’est plus une hypothèse de psychiatre alarmiste, nous sommes bien camés aux écrans.
Dans le dernier numéro du magazine Le 1, consacré à cette question qui engage rien de moins que l’avenir de nos démocraties, le philosophe Baptiste Morizot explique très bien les ressorts de la «captologie» mise en place par la Silicon Valley. Notre attention repose en temps normal sur deux jambes: l’une «est mobile et capable de viser volontairement un objet». Je regarde la personne qui me parle, je fixe le peloton qui file à toute allure. L’autre, qu’il appelle la «présence», est une capacité «immobile et ample» à détecter des choses suffisamment intéressantes dans son environnement. Je repère un détail singulier dans une foule, je perçois le vol d’un rapace en contemplant un paysage. La logique de la tech court-circuite les deux en envoyant «des « captations » à une fréquence suffisamment intense pour que la présence s’éteigne complètement et que la visée tourne à l’aveugle». Autrement dit: en boucle dans le vide. «Et ça, ça s’appelle « scroller »», précise l’auteur de Le Regard perdu (Actes Sud). Nous sommes donc attachés aux plateformes et réseaux sociaux par une laisse invisible qui nous empêche d’aller voir ailleurs.
Les conséquences de cette «attention zombie» se font bien sûr déjà sentir. Sur notre imaginaire, sur notre santé (TDAH et diabète en hausse). A un niveau plus méta, on peut aussi attribuer au siphonnage attentionnel le recul inquiétant de la lecture. «On est entrés dans le monde de la post-littérature», diagnostiquait récemment l’écrivain Marc Weitzmann, invité de la matinale de France Inter. «On peut même dire que la culture est quelque chose du passé, regrettait-il. L’écrit a été remplacé par l’oralité digitale. Le cerveau n’est plus configuré pour développer une pensée avec un début, un milieu et une fin.» Une étude de la principale revue américaine dans le domaine de l’éducation semble lui donner raison: les étudiants, y compris universitaires, seraient désormais incapables de lire un roman de facture moyenne d’un bout à l’autre.
Un petit paradoxe pour finir: l’IA générative a bâti sa puissance sur… la lecture –au sens littéral– de tout le savoir humain. Nous bouquinons moins mais la machine lit toujours plus pour accroître sa puissance. A méditer entre deux stories ou deux achats compulsifs sur Temu.