Laurent Raphaël
L’édito: Fake art
Été 2020. On trépigne devant les Bassins des Lumières à Bordeaux. Le site en impose avec son austère façade de béton brut et ses murs de plusieurs mètres d’épaisseur. Et pour cause, le “plus grand centre d’art numérique au monde” a trouvé refuge dans quatre alvéoles d’une base sous-marine. Un cadre martial et grandiose pour une plongée virtuelle dans l’œuvre iconique de Gustav Klimt. Le public qui fait sagement le pied de grue en attendant son créneau est familial et nombreux. Il faut dire que l’exposition immersive -tout public- est un must du calendrier estival bordelais. Ce jour-là, le Sécessionniste viennois joue d’ailleurs à guichet fermé.
Lorsqu’on pénètre dans la pénombre et la fraîcheur du bunker, le regard est littéralement happé par la valse des arabesques colorées géantes dansant sur les murs, sur le sol comme sur les vastes étendues d’eau qui traversent cette caverne artificielle. Pas un centimètre carré de gris qui n’échappe à la sarabande des pixels. On entend fuser des wouaw, les téléphones ne ratent rien du spectacle, les enfants s’agitent comme des beaux diables pour attraper au vol la peinture invisible qui escalade les parois. Une musique classique, forcément viennoise et meringuée, jaillit du néant pour faire monter encore d’un cran la température émotionnelle. Les “tableaux” du maître prennent vie, s’étirent, se disloquent, se superposent, selon une chorégraphie millimétrée et répétée en boucle.
Tout cela est très plaisant, ludique, divertissant mais aussi un peu vain et très vite ennuyant. On en prend plein la vue mais rien ne reste dans la rétine. Tout s’évapore aussi vite que les fondus enchaînés qui se succèdent sans répit. De l’œuvre originale, son piment, ses audaces, on n’a qu’une impression vague, déformée, un peu kitsch. L’effet de zoom et de mouvement continu évacue le mystère comme la dimension révolutionnaire et subversive du tableau pour en faire un objet décoratif et inoffensif. Une version pasteurisée et instagrammable de l’art en somme. On ressort de ce roller coaster sensoriel avec une légère nausée, le portefeuille sensiblement allégé (autour de 16 euros le tour de manège) et l’impression dérangeante que Klimt a servi de faire-valoir à un spectacle son et lumière de prestige, certes, mais surtout tape-à-l’œil et sans âme. Pas sûr que l’intéressé aurait apprécié de finir en papier peint animé…
Les expositions immersives sont devenues un phénomène de mode. Van Gogh, Frida Kahlo et Klimt ont eu droit à leurs light shows dans la capitale.
On voit venir l’accusation d’élitisme, de mépris, de snobisme. Ou l’argument qui voudrait que cette mise en scène jette des ponts vers les musées. Sauf que je ne crois pas un instant que l’œil du visiteur sort plus affûté de l’expérience -sauf peut-être pour choisir la taille de son prochain écran plat-, et encore moins qu’il se précipitera au Belvédère à Vienne dans la foulée. Pas plus en tout cas que les portraits d’Audrey Hepburn sur les toiles vendues par Ikea n’ont poussé les clients de l’enseigne suédoise à revoir d’urgence Breakfast at Tiffany’s.
Pourquoi raviver aujourd’hui ce souvenir douloureux? Parce que les expositions immersives sont devenues un phénomène de mode. Elles se multiplient un peu partout. Bruxelles n’est pas épargné. Van Gogh, Frida Kahlo et Klimt ont eu droit à leurs light shows dans la capitale. La formule plaît visiblement. Avec ses limites: il faut des artistes célèbres qui envoient de la couleur et des motifs floraux. C’est sûr, avec Otto Dix et son expressionnisme monstrueux, ce ne serait pas aussi fun.
Qu’on me comprenne bien, je n’ai rien contre les parcs d’attractions ni contre les kermesses aux lampions. Mais je goûte peu la mascarade qui consiste à duper le public sur la marchandise: non, ce que vous voyez là n’a rien à voir avec de l’art. Ou alors Madame Tussauds et la réalité, c’est pareil. Et, non, ces projections laser ne rendent pas justice au travail dont ils s’inspirent. Au mieux elles créent de la déception chez ceux qui feraient l’effort d’aller voir les “vraies” peintures, les jugeant trop petites, trop statiques, moins peps. Au pire elles contribuent à formater l’œil en le gavant d’effets clinquants qui le rendront insensible à toute représentation esthétique non immersive. Après les fake news, le fake art…
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