De Slow Horses à Empathie: comment la fiction sauve l’humanité en misant sur les… perdants

Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

En télé (Slow Horses, Empathie…) ou au cinéma (Un simple accident…), la fiction fait la part belle aux perdants, aux ratés, aux bras cassés. Une vague d’antihéros qui remet l’humanité au centre d’un monde obsédé par la performance.

Le monde réel valorise les winners. Que ce soit dans la pub, dans l’arène politique, dans le sport, sur les réseaux sociaux ou dans le monde du travail, le modèle plébiscité est quasi toujours un être supérieur, performant, sûr de ses choix, bien de sa personne, doté d’un ego en titane et dont l’ombre écrasante donne des complexes au commun des mortels, empêtré dans les tracas du quotidien auxquels semblent miraculeusement échapper les VRP de la réussite: factures, courses, troubles digestifs, enfants difficiles, problèmes de surpoids, d’estime de soi, dépression saisonnière, fins de mois difficiles…

Comment ne pas se sentir minable ou du moins incomplet si l’on se compare –sans recul– aux demi-dieux souriants et inspirants qui peuplent les spots pour les bagnoles, aux tribuns assoiffés de pouvoir qui assènent vérités et contre-vérités avec le même aplomb, aux athlètes qui repoussent sans cesse les limites, aux influenceurs qui étalent leur vie oisive sur les écrans, aux entrepreneurs qui ont bâti des empires dans la tech en quelques mois. Ces héros des temps modernes sont le carburant de l’idéologie ultralibérale, sa vitrine. Une doxa qui ne souffre pas les ratés, les losers, les hésitants, les besogneux, les angoissés, dont les doutes, les maladresses, les failles pourraient éventer le mirage de la croissance perpétuelle. Savoir que cette société du spectacle repose sur du sable, qu’il y a derrière des larmes et de la sueur, des coups tordus et de la souffrance, de l’exploitation humaine et de la surexploitation des ressources, n’y change rien. On ne voit que ce qu’on veut voir.

Heureusement, la fiction est là pour rétablir un semblant d’équilibre, mettre à l’honneur d’autres styles de vie moins idéalisés. Le cinéma populaire n’est certes pas avare en surhommes et en surfemmes. C’est même le fonds de commerce d’Hollywood ces dernières années. Pour autant, cet univers-là aussi a un peu revu ses standards à la baisse, laissant entrevoir le côté obscur des superhéros, dont les masques de cire et les exploits trop prévisibles avaient fini par lasser. Une concession à la dure réalité, mais on est toutefois loin de la fragilité et de l’inadaptation des bras cassés qui pullulent dans les créations récentes. Une vague d’antihéros qui, pour notre plus grand plaisir, dynamitent l’épuisante course à la perfection et à la productivité.

La vengeance ou l’empathie et une forme de pardon? La question divise le petite bande de pieds nickelés d’Un simple accident. © Les Films Pelléas

Les séries Slow Horses, The Paper, Empathie ou les films Un simple accident ou Steve reposent sur les épaules affaissées de personnages cabossés. Un recruteur n’aurait pas misé un bouton de chemise sur eux et pourtant ils excellent dans leurs domaines respectifs: l’espionnage, la presse, la santé mentale, la vengeance ou l’éducation. Malgré la charrette de traumas qu’elle traîne depuis le décès de sa compagne et de leur futur enfant, et même depuis que sa mère l’a ramassée dans une poubelle, la docteure Bien-Aimé d’Empathie fait des miracles dans l’aile réservée aux cas désespérés d’un hôpital psychiatrique de Montréal. Ses armes: empathie et tendresse. Soit des valeurs très peu prisées à la bourse du commerce et de l’optimisation. Elle tire sa force de ses faiblesses. Comme les pieds nickelés mis en scène par Jafar Panahi, tous ex-victimes de l’arbitraire du régime iranien. En refusant de céder au cynisme de leur bourreau, ils préservent leur dignité et leur humanité.

«Moi aussi je suis un cas désespéré», déclare la psychiatre en arrivant dans son service. C’est un peu notre lot à tous si l’on veut bien tomber le masque et être honnête cinq minutes.

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