L’empathie serait-elle le remède aux maux du siècles? Promue par une série et couvée par les psychiatres, cette vertu cardinale fait des miracles… quand elle n’est pas détournée par ChatGPT.
Libéralisme cannibale, (gué)guerres culturelles, fardeau de la dette, éco-anxiété, polarisation des opinions, décrochage de la classe moyenne, budgets sous pression dans les écoles, les soins de santé ou la culture (dernier exemple en date: la suppression du financement fédéral qui permet aux CPAS d’aider les plus précarisés à aller au musée ou voir un spectacle grâce à l’article 27)… Le fond de l’air n’incite pas à l’optimisme. Un climat de tension qui tape sur les nerfs et enflamme les vilaines passions. Pas besoin de tremper un doigt dans le chaudron politique pour prendre la température ambiante, on l’observe dans la vie de tous les jours, au volant de sa voiture, dans la file au supermarché, au guichet des institutions. Les gens sont à cran.
Face à cette situation de crise et d’incertitude, deux possibilités: foncer dans la mêlée et participer au grand défouloir pour décharger sa frustration et sa haine du moment. En faisant le pari que le chaos total qu’on aura contribué à installer permettra à un moment de ramasser la mise. Une stratégie payante dans le cas d’un Trump qui a corrompu le langage, dépecé les valeurs humanistes pour imposer son agenda et ses idées illibérales.
L’autre piste, plus incertaine, plus aléatoire –carrément naïve railleront les cyniques–, consiste à allumer une petite flamme dans l’obscurité, mû par le besoin de se ressaisir avant qu’il ne soit trop tard. Comment? En renouant avec les principes les plus nobles de notre catalogue moral. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la prolifération du mot «empathie» dans la bouche des commentateurs comme des artistes qui refusent d’assister au naufrage sans réagir. «Je suis inquiet par ce qui est en train de se jouer chez les jeunes aujourd’hui. Ils sont biberonnés par les téléphones, les réseaux sociaux, etc. Or, l’empathie s’acquiert dans la relation aux autres», déclarait dernièrement le psychiatre Serge Hefez dans l’émission C ce soir. Et puis, il y a cette formidable série québécoise, tout simplement intitulée Empathie, qui met en scène une psychiatre mentalement très mal chaussée, laquelle va déployer des trésors d’humanité pour aider ses patients, et apprendre à accueillir la bienveillance des autres. Le care à l’état pur. De quoi faire mentir Elon Musk, pour qui l’empathie est «la faiblesse fondamentale de la civilisation occidentale».
C’est étrange de se dire que «celui» qui manie le mieux la sollicitude aujourd’hui, ce n’est pas une personne, mais une machine, en l’occurrence ChatGPT. Poli, affable, l’agent conversationnel est plus zen qu’un moine tibétain. Interpellant et symptomatique de la manipulation dont cette vertu peut être l’objet. Comme l’explique la philosophe Anne Alombert dans Le Monde, «lorsque ChatGPT vous parle à la première personne et fait tout pour vous séduire [], en louant votre sagesse, en admirant votre progression, cela a un seul but: que vous lâchiez le moins possible ce service.» Un biais commercial parmi d’autres (racistes, culturels…) épinglé par la neurobiologiste Samah Karaki dans L’Empathie est politique. Cette notion soi-disant «naturelle et universelle» ne sert pas toujours la bonne cause.
Ce qui n’enlève rien à l’urgence de réinjecter de la délicatesse dans le débat public (et privé), pour sauver la nuance et le dialogue, pour «apporter de la lumière», comme le dit joliment dans Télérama Thomas Ngijol, l’acteur qui joue Mortimer, l’ange gardien du docteur Bien-Aimé dans la série. C’est ça ou se résigner à vivre au cœur du Mordor.