Beyoncé redonne des couleurs à la country
Confisquée par les conservateurs blancs, la musique country est pourtant indissociable du blues, de l’Afrique et de l’esclavage. En signant un album sous influence hillbilly, Beyoncé remet le saloon au milieu du village.
Depuis que Beyoncé a dégainé en plein Super Bowl deux morceaux country, hors-d’œuvre d’un album parfumé de bluegrass à paraître le 29 mars, c’est la consternation dans tous les saloons du “deep South”. Les amateurs de ce son qui fait la fierté d’une Amérique blanche rurale et culturellement déclassée en ont avalé leur Lone Star de travers: quoi, une femme noire qui a bâti sa réputation et sa fortune autour du r’n’b -répertoire plutôt inclusif, plutôt urbain, plutôt multiculturel, plutôt progressiste, bref tout ce que le fan lambda de Hank Williams et de Luke Combs exècre- ose faire main basse sur “leur” musique! Le succès aussi instantané qu’inattendu de Texas Hold ’Em et de 16 Carriages dans les charts spécialisés, propulsant Queen B au rang de première Afro-Américaine à truster le classement du Hot Country Songs, n’a fait qu’attiser le débat et multiplier les accusations d’appropriation culturelle.
Vraiment? Longtemps considérée comme une musique de péquenots -popularisée notamment dans les westerns-, ou dans le meilleur des cas comme le réceptacle d’un certain mal de vivre quand elle est filtrée par le larynx guttural de Johnny Cash, la country occupe en effet une place de choix dans la mythologie ricaine, aux côtés du cow-boy, de la Bible, des armes à feu, du drapeau et d’une porosité aux thèses complotistes. La preuve, Trump, qui chasse sur les terre des exclus de la mondialisation et des nostalgiques du far west, s’en sert pour galvaniser ses troupes lors de ses meetings. Et pas n’importe laquelle en plus, de préférence celle qui flirte avec le suprémacisme. Dans la playlist du futur candidat à l’élection présidentielle figure par exemple le populaire mais controversé Jason Aldean. Entre autres faits d’arme, le chanteur qui pleure les valeurs bafouées de l’Amérique profonde a tourné un clip sur les marches du tribunal du comté de Maury (Tennessee), à l’endroit exact où eu lieu le lynchage d’un jeune Noir en 1927. Cherchez l’erreur, ou plutôt la provocation…
Pour autant, peut-on parler de genre musical foncièrement raciste et rétrograde? À la faveur d’un rajeunissement des cadres (Taylor Swift s’est fait connaître chez les habitués des honky tonks avant de virer sa cuti, ce qui n’a pas empêché la méga star de soutenir Joe Biden il y a quatre ans) et d’une hybridation bien dans l’air du temps (Lil Nas X marie rap et country sur le morceau Old Town Road dès 2019), la réponse est plus nuancée. En enfilant à l’écran le costume jeans-barbe-santiags-guitare acoustique, Jeff Bridges dans Crazy Heart puis Bradley Cooper dans A Star Is Born ont aussi contribué à décloisonner le genre et à lui donner une image plus cool. Rien à voir cependant avec la déflagration provoquée par l’ancienne Destiny’s Child. Son coup de pied dans la forteresse conservatrice ne doit évidemment rien au hasard. Depuis quelques années, chacun de ses albums comporte un sous-texte politique.
Parler de nouveau front dans la guerre culturelle, c’est toutefois méconnaître le pedigree de madame Carter (elle est originaire du Texas) et les racines d’un style musical ségrégué et blanchi dans les années 20 sous l’impulsion des maisons de disques, mais qui a, comme toutes les musiques modernes, du sang noir dans les veines. Ses rythmes, ses mélodies comme son instrument fétiche, le banjo, sont indissociables du blues, de l’Afrique et de l’esclavage. Comme elle l’a déjà fait pour les cow-boys noirs, effacés du paysage par le cinéma hollywoodien, Beyoncé se contente en fait de rafraîchir la mémoire de ses compatriotes. Et de rendre à sa communauté ce qui lui appartient aussi.
Point d’appropriation culturelle donc, mais plutôt une réhabilitation culturelle. Dont la principale bénéficiaire devrait être la country elle-même, promise à un avenir plus métissé, plus coloré. Tout un symbole, au dernier championnat du monde d’athlétisme indoor, la sauteuse en longueur afro-américaine Tara Davis-Woodhall s’est présentée sur la piste d’envol avec un chapeau de cow-boy sur la tête. Du show à l’américaine, certes, mais surtout un écho à la légitime revendication pour une forme d’art (de vivre) qui n’est la propriété de personne mais appartient à tous ceux qui le traitent avec… diligence.
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