Affaire Médine: quand le rap… dérape
Homophobie, racisme, misogynie ou antisémitisme comme dans l’affaire Médine, le rap fait régulièrement le buzz pour de mauvaises raisons. Pas simple de faire le tri entre provoc gratuite, créativité sémantique et opinions dérangeantes.
J’aime bien mon ostéo. Déjà parce qu’il éteint les douleurs qui incendient régulièrement ma vieille carcasse, mais aussi parce qu’il ne me passe pas de pommade quand il donne son avis sur Le Vif, dont il est un fervent lecteur depuis des décennies. L’autre jour, alors qu’il remettait d’équerre un dos maltraité par des heures de vélo, il me fit part de cette considération sur un ton faussement badin: “Il y a quand même beaucoup de musique dans Focus, je trouve”. Chiffres à l’appui, j’ai tenté de lui démontrer que la musique n’empiétait pas sur les autres territoires culturels, et que s’il avait cette impression d’encombrement, c’était peut-être qu’il ne se retrouvait pas dans les styles musicaux du moment qui ensemencent forcément la rubrique. Car je sentais bien qu’il gardait en réserve une flèche imbibée de curare. “Mais vous aimez bien le rap?”, finit-il par décocher en libérant d’un clac sec la L3. Sous-entendu: “Comment peut-on apprécier cette musique de barbare?”
Nous y voilà. Si le débat politique a son point Godwin (référence à Hitler ou aux nazis dans une discussion qui n’a rien à voir), la culture a sa loi de Brigitte (pas Macron mais celle du morceau Brigitte femme de flic… du groupe Ministère A.M.E.R. qui avait suscité en 1992 la colère des CRS et de Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur à l’époque). Difficile en effet d’échapper aux avis tranchés sur le rap dès que les goûts et les couleurs musicaux s’invitent à table. Pour la plupart des boomers et pour pas mal de Gen X, le rap -comme hier le punk (mais sa flambée nihiliste a fait long feu)-, ça ne passe pas. Et ça ne passera probablement jamais. Un truc viscéral, épidermique, aussi déplaisant et dissonant pour un cerveau qui penche à droite qu’une colonie de frigobox sur une plage du Zoute…
Depuis sa création il y a 50 ans dans la touffeur d’un été new-yorkais, le rap n’en finit pas de polariser les générations, et d’opposer droite et gauche, élites et petit peuple des banlieues, adeptes d’une certaine retenue et partisans d’un langage vrai pour dénoncer les injustices. Sa radicalité, la crudité de ses textes -reflet d’un quotidien ébréché et sans issue-, ses origines raciales et sociales aussi dégagent depuis toujours une puissante odeur de soufre. Même si ce (mauvais) genre a réussi à conquérir la planète -sans l’aide des médias dominants-, même s’il infuse désormais les tisanes sonores plus convenables comme la pop ou le rock, même s’il pèse plus lourd économiquement dans le game que n’importe quelle autre chapelle musicale, et même si des branches plus tendres, plus “conscientes” ont poussé sur son écorce originale, son aura diabolique persiste.
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Les dérapages récurrents et plus ou moins contrôlés de rappeurs populaires n’aident pas à apaiser les tensions (lire notre dossier ici), semant la zizanie jusque dans les rangs des soutiens politiques du mouvement. En l’occurrence à gauche, qui applaudit la photographie sociale mais se déchire quand les cadors du mic s’égarent dans les sables mouvants de la misogynie, de l’homophobie ou du communautarisme. Dans l’affaire Médine qui tient la France en haleine depuis quelques semaines, ce sont des propos antisémites qui ont mis le feu aux poudres. Dans un tweet, le Havrais a taxé l’essayiste de mère juive Rachel Khan de “ResKHANpée”. Le rétropédalage sémantique qui a suivi n’a pas dissipé le brouillard entourant ce jeu de mots pourri. Ni permis de trancher le débat: les rappeurs (sur)jouent-ils la provoc pour choquer le bourgeois? Sont-ils “victimes” de leur créativité littéraire débridée? Ou partagent-ils effectivement certaines idées rances qui fleurissent sur la misère et nourrissent un discours antisystème ambivalent? De là toutefois à jeter le discrédit sur tout un courant musical…
Je ne suis pas entré dans ces détails avec mon ostéo. Je lui ai juste répondu que je n’aime pas tous les raps. Car la famille hip-hop est grande, et si elle a ses tontons scandaleux, elle a aussi ses poètes sociologues qui donnent à voir et à entendre une réalité que le politique et la bonne société préfèrent tenir à distance et sous cloche.
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