Laurent Raphaël
2023, anatomie d’une chute
La fin de l’année approche, l’heure est au bilan. Les raisons de se réjouir en 2023 n’ont pas été nombreuses. Sauf peut-être du côté de la culture, qui a semé quelques joyaux. Dernier inventaire avant liquidation.
En conclusion de l’émission que La Grande Librairie lui consacrait il y a quelques jours, l’écrivain Emmanuel Carrère a eu ces mots: “Il y a deux façons de voir les choses aujourd’hui: la relativement optimiste et la radicalement pessimiste.” Au bout du bout de cette éprouvante année 2023, difficile de ne pas adhérer à l’état des lieux très modérément réjouissant que dresse ce grand reporter du réel. Les raisons de broyer du noir, on les connaît: désastre climatique, crise migratoire, menaces que fait peser -sur nos emplois mais aussi sur la démocratie et nos valeurs- l’intelligence artificielle, polarisation des opinions, montée de l’extrême droite et des populismes un peu partout, multiplication des conflits armés à nos portes…
Les adeptes du scénario du pire pensent que l’humanité traverse une phase de chaos tragique et effrayant, et “qu’un tel chaos n’est jamais arrivé, que ce n’est pas une phase mais c’est la fin”, résumait avec gravité l’auteur de L’Adversaire. N’en jetez plus, la coupe est pleine! Il faut pourtant encore ajouter une plaie à la liste, plus diffuse mais pas moins maligne: la fatigue civilisationnelle. Cette impression que tout va trop vite, que les changements s’enchaînent à un rythme effréné et qu’on s’épuise à devoir tout le temps choisir -quoi penser, quoi regarder, quoi acheter, quoi cuisiner, quoi liker. Un peu comme le touriste “all inclusive” tétanisé face à un buffet trop bien garni. Ce que l’on prenait pour une avancée -le sentiment de toute-puissance que procure l’abondance- a accouché de l’insatisfaction permanente. Une victoire à la Pyrrhus, orchestrée en coulisse par les nouveaux princes numériques.
À quelles branches peuvent bien se raccrocher les “relativement optimistes” dans ce contexte pré-apocalyptique? À l’idée que l’Histoire est coutumière des sautes d’humeur et que cette crise passera comme les autres? Naïf, voire suicidaire. Perso, j’entrevois deux petites lueurs d’espoir: la débrouillardise hybride d’une partie de la jeunesse et le souffle électrisant de la production artistique. De Babylon (photo) à Godland, de Anohni and the Johnsons à Lael Neale, de Joyce Carol Oates à Mariana Enríquez, les artistes nous ont encore bluffés cette année, faisant entendre une autre voix/voie (tournée vers la beauté, la rédemption, le dessillement) que celle du profit. “J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or”, clamait Baudelaire. Sur ces belles paroles, joyeuses fêtes quand même. On vous donne rendez-vous le 4 janvier pour de nouvelles (més)aventures…
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