Olivier Vandecasteele: « Mes bourreaux avaient le contrôle de ma vie extérieure, mais pas de mon cerveau » (entretien)
Libéré le 26 mai dernier, après avoir été retenu en otage pendant 455 jours dans les geôles iraniennes, Olivier Vandecasteele retrouve petit à petit une vie “normale”. Jusqu’à quel point a-t-il pu s’appuyer sur sa passion de la musique pour tenir le coup? Entretien.
Un peu plus d’un mois après son retour en Belgique, Olivier Vandecasteele prenait pour la première fois la parole en public, depuis le beffroi de Tournai. Deux jours plus tard, il était présent au concert que son comité de soutien avait organisé pour lui au Botanique, à Bruxelles. Avant de s’offrir un stage diving dans le public, il revenait sur ses conditions de détention: “Je n’avais plus accès à rien, mais il y a une playlist à laquelle ils n’ont pas pu toucher: c’est celle qui était dans ma tête.” dEUS, Radiohead, Nina Simone, Cat Power, Nick Cave ou Bob Dylan. Comment la musique peut-elle aider à résister? A-t-elle été utilisée à certains moments comme instrument de pression? Plus de quatre mois plus tard, Olivier Vandecasteele revient sur l’importance de la musique et du silence durant cette épreuve.
Olivier Vandecasteele, dans quel “environnement sonore” avez-vous passé ces mois d’emprisonnement?
Dès le soir de mon arrestation, j’ai été plongé en détention seul, sans autre détenu à mes côtés. Dans mon cas, la détention solitaire aura duré très longtemps, davantage que le traitement “habituel” réservé aux détenus politiques ou aux otages occidentaux en Iran. J’ai pu parler avec mon premier co-détenu en avril 2023, après un total de 14 mois de détention en solitaire. Mon environnement sonore a donc été le silence, radical et complet. L’objectif de mes bourreaux était la pression psychologique maximale sur moi, ma famille et mes proches. Ce silence était double. D’un côté, je le vivais en cellule; de l’autre, les autorités iraniennes imposaient mon silence à ma famille.
Les rares appels permis vers ma famille n’ont jamais été réguliers et consistaient en quelques minutes par mois au mieux. Ma famille aussi était donc, par répercussion, plongée dans le silence: mon silence. Je ne pouvais pas informer régulièrement ma famille de mon état de santé, de mes conditions. Ce silence qui m’était imposé a été le plus difficile à accepter. Quand on est plongé dans le silence complet, on tente de déchiffrer tous les petits sons extérieurs à sa cellule: essentiellement des bruits de portes qui claquent, des paroles en farsi, des cris de détenus qui étaient jetés dans des cellules voisines ou les complaintes de ceux qui n’en pouvaient plus.
J’ai pu parler avec mon premier co-détenu en avril 2023, après un total de 14 mois de détention en solitaire. Mon environnement sonore a donc été le silence, radical et complet.
Olivier Vandecasteele
On tente de sonder son environnement. Le bruit des chariots sur le carrelage annonçait ainsi par exemple un repas à venir -vu que je n’avais aucun repère de temps comme par exemple une horloge dans ma cellule. J’ai donc logiquement développé une sur-sensibilité auditive. À mon retour, mes oreilles ayant été confrontées pendant plus d’un an à “si peu”, elles ont donc été mécaniquement “saturées” à mon retour en Belgique. J’ai mis plusieurs mois à me réadapter, et ce travail est encore en cours. J’ai besoin, plus que de par le passé, de silence et de calme.
Aviez-vous accès à de la musique?
Non. Au fur et à mesure que la détention arbitraire se prolongeait, j’ai demandé, puis imploré de me donner accès à des informations et à de la musique. Cette demande fut relayée par les autorités belges aux autorités iraniennes, je crois, mais au travers de mes mois d’isolement, le régime ne m’a jamais donné accès à une seule chanson.
La musique a-t-elle pu servir d’instrument de pression, psychologique ou physique?
Dans mon cas, ce fut le silence l’instrument de pression. Se voir infliger une privation de sons, dans un isolement complet et avec un éclairage permanent, c’est une forme de torture. La militante des droits humains Narges Mohammadi a détaillé et qualifié ces pratiques de “torture blanche”. Ce fut une expérience vertigineuse. J’ai sans doute touché à une de mes frontières personnelles. Dans le sens de toucher à la limite de ce qu’un être humain peut endurer. Mais j’en suis revenu. La tâche quotidienne à laquelle je m’attelais était de « peupler » ma solitude de souvenirs. Je fouillais activement dans ma cervelle pour me remémorer de bons moments, des sensations, des morceaux de musique et des mots -afin qu’ils m’apaisent intérieurement. Je devais rester « mon meilleur compagnon », malgré la durée de cette épreuve qui s’éternisait. Mes bourreaux savaient parfaitement mon amour pour la musique. Refuser de me donner l’accès à la musique ou plus largement à l’information a fait partie de leurs techniques de déshumanisation.
Se voir infliger une privation de sons, dans un isolement complet et avec un éclairage permanent, c’est une forme de torture.
Olivier Vandecasteele
Privé de musique, ressent-on éventuellement un manque à un moment?
Oui, j’ai ressenti plus qu’un manque, un véritable sevrage de nouvelles musiques. Quand on est otage, on perd toute autonomie d’action, de choix, de mouvement, c’est une première déshumanisation. Dans mon cas, ça s’est éternisé et de plus mes bourreaux prenaient plaisir à me refuser ce dont ils savaient que je manquais. Tout cela participait à une seconde déshumanisation. Une manipulation mentale afin d’écraser l’individu, ses désirs, son âme, de le faire souffrir pour qu’il bascule.
Au Botanique, vous évoquiez la playlist que vous aviez dans la tête. Quelle importance avaient ces “souvenirs”? Comment la musique vient-elle en aide?
Face à l’arbitraire et à l’injustice, on se rend compte que l’humain possède des ressorts, des capacités inespérées et étonnantes. J’ai pu découvrir mes forces au fur et à mesure des épreuves de ma détention. Une image me revenait souvent: celle de la nourriture de l’âme. J’ai pu me passer de nourriture physique quand je me mettais en grève de la faim. Mais par contre j’ai fait ma discipline quotidienne d’invoquer chaque jour mes souvenirs. J’orpaillais mes “pépites” comme je les appelais, pour me nourrir intérieurement. C’était ma forme de résistance. C’est dans ces moments “frontières” qu’on comprend que notre “bagage” -dans mon cas, un amour pour les livres et ma musique- était encore là avec moi malgré le dénuement. Mes artistes préférés, les livres qui m’ont marqué; ils n’étaient certes pas présents physiquement dans ma cellule, mais ils ne m’ont pas abandonné. Mes bourreaux avaient le contrôle total de ma vie extérieure (de l’accès à une douche, à l’autorisation d’un contact extérieur), mais je ne leur permettais pas l’accès à mon cerveau.
Mes bourreaux avaient le contrôle total de ma vie extérieure (de l’accès à une douche, à l’autorisation d’un contact extérieur), mais je ne leur permettais pas l’accès à mon cerveau.
Olivier Vandecasteele
Un morceau en particulier reste attaché à cette période?
Dans l’avion militaire du retour, mon voisin de siège a compris que je regardais son casque audio avec envie. Il m’a offert ma première chanson post-libération. Mon choix s’est porté sur La nuit je mens d’Alain Bashung. J’ai littéralement fondu en larmes -et de joie cette fois. J’en avais l’intime conviction, mais maintenant je peux en attester: on soigne par la musique. Le centre culturel du Botanique m’a permis de me libérer une seconde fois: un mois après mon retour, ils ont mis à disposition leur salle et une super équipe technique pour que mes amis musiciens se rassemblent pour une “ode à la joie” avec le public présent. Cette soirée-là était une vraie célébration de la liberté. On a tous encore la chair de poule à chaque fois qu’on en reparle. Aujourd’hui, je travaille sur un projet qui proposera une aide aux humanitaires victimes de trauma pour revenir à la vie, en mobilisant des moyens pour un meilleur soutien psychologique ainsi qu’une aide légale pour réclamer justice, entre autres. Ce serait beau de prolonger ce soutien par un projet thérapeutique autour de la musique, pour accompagner et célébrer les survivant·e·s.
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