Nina Allan: « Tout ce que j’écris tourne toujours autour de l’idée de différence ou de l’isolement »
Dans Le Créateur de poupées, Nina Allan, en fée rusée de la narration, élabore une correspondance amoureuse naissante entre deux marginaux qui trouvent refuge dans leur passion insolite pour les créatures inanimées.
Publiée en France depuis 2013 (grâce aux éditions Tristram et au traducteur Bernard Sigaud), l’autrice britannique oscille entre réalisme aux trouées étranges et littérature de science-fiction assumée. Son oeuvre émerveille et déconcerte joyeusement depuis les mécanismes du recueil Complications à la féerie trouble de Stardust, des lévriers transgéniques de La Course au vertige existentiel et surnaturel de La Fracture. Dans son nouveau roman, Andrew Garvie, fabricant de poupées atteint de nanisme, répond à une annonce de Bramber Winters, occupante d’un institut psychiatrique. Elle est en quête d’informations sur Ewa Chaplin, une mystérieuse écrivaine, collectionneuse comme eux. Orchestrant finement les récits emboîtés et les échos, Nina Allan explore ici la quête amoureuse de deux âmes esseulées rapprochées par leur différence. Par-delà les épreuves, l’empathie pour ses personnages est toujours au rendez-vous.
Les contes retors d’Ewa Chaplin
La Duchesse, Amber Furness, Coïncidence, L’Eléphante et La Fenêtre d’en haut sont des nouvelles troubles proches de celles d’ Angela Carter et enchâssées dans le roman. Supposément écrites par Ewa Chaplin, autrice d’Europe centrale du milieu du XXe siècle et traduites du polonais par Erwin Blacher, elles sont bien l’oeuvre de Nina Allan. Recourir à un alias lui permet souvent plus d’audace émotionnelle, comme une catharsis: « C’est une pratique que j’utilise avec plaisir. Dans un roman à paraître en 2023, j’ai intégré une novella écrite ostensiblement par un autre personnage que le narrateur. Elle m’est venue au début du premier confinement, au pire pic d’anxiété concernant la Covid. Il s’agit d’une guerre violente avec les aliens, colorée par les bouleversements qu’on vivait tous. »
D’où vient votre intérêt pour les collectionneurs de poupées, au centre de votre nouveau roman?
Quand j’étais enfant, j’adorais les poupées, mais pas vraiment pour jouer à la maman avec son bébé. J’imaginais plutôt des histoires étranges. Je dessinais des images pour ces histoires, dont les poupées étaient les personnages, comme un embryon de narration. Plus âgée, j’avais pris l’habitude de fabriquer des poupées de chiffon – elles n’étaient en rien aussi belles que celles d’Andrew dans mon livre, mais j’avais cette même émotion que lui en glanant des chutes de tissus magnifiques, destinées ensuite à coudre des vêtements de taille réduite. J’ai toujours créé des choses de mes mains, donc écrire à propos d’un façonneur de créatures, faire passer mon hobby au niveau supérieur, le rendre plus intense, c’était presque une prolongation de ces jours d’enfance.
Avec Le Créateur de poupées, vous nous proposez un roman semi-épistolaire. Nous n’avons accès qu’aux lettres de Bramber. Pourquoi?
J’ai décidé tôt que je n’allais pas écrire un roman totalement épistolaire. LeCréateur depoupées est vraiment pour moi le roman d’Andrew, un personnage apparu il y a dix ans, lors du premier brouillon. Il est normal qu’il endosse la narration, qu’il raconte ses souvenirs. Par ailleurs, il lit le livre d’Ewa Chaplin pendant son voyage, ce qui nous permet de le découvrir par-dessus son épaule. Et il trimballe aussi avec lui les lettres de sa correspondante. Nous n’avons que des coups d’oeil furtifs dans la vie de Bramber, ces petites choses qu’elle lui permet d’entrapercevoir. C’est un peu comme lorsqu’on se balade dans les biens de quelqu’un qui est décédé, les archives d’un auteur ou les études d’un scientifique par exemple. Il se peut qu’on n’ ait conservé qu’une partie de ses écrits, qu’une correspondance partielle et qu’on n’ait jamais accès à l’autre moitié, perdue, disparue ou brûlée. Ici, le lecteur doit aussi progresser à travers cette devinette qu’est Bramber. J’aime que cette partie de mystère autour d’elle soit intacte, parce que c’est une personne très réservée. Tous les deux sont à leur manière des narrateurs non fiables.
Pourquoi avoir décidé de dépeindre des protagonistes vus comme marginaux, voire parias? Tous les deux ont un désavantage face à la vie, l’amour ou l’intimité…
Tout ce que j’écris tourne toujours, dans une certaine mesure, autour de l’idée de différence ou de l’isolement. Et autour de la manière dont des individus sensibles et créatifs parviennent à s’accommoder de leur particularité dans un environnement hostile.
Quel rôle jouent les histoires sombres d’Ewa Chaplin dans la vie de vos personnages?
Au fur et à mesure, nous constatons que ce qui se passe dans les nouvelles reflète les actions du roman tout entier et a une incidence. Je cherchais vraiment ici la liberté d’exprimer la rage ou la violence qu’ Andrew, particulièrement, peut ressentir mais que la vie, son expérience ou les circonstances lui ont appris à réprimer. Il se tient coi, peu importe sa douleur. N’apostrophe pas ses agresseurs quand il est harcelé ou qu’on se moque de son handicap. Mais dans ces contes qu’il lit, les personnages ont un sentiment de puissance et certains, qui lui ressemblent, sont prêts à faire des choses terribles, à poursuivre leurs desseins, qu’importe leur différence. J’ai adoré subvertir les narrations victimaires ou récits diaboliques d’antan: dans ceux-ci, les nains n’obtiennent jamais ce qu’ils veulent et sont vus comme méchants. Je voulais que ces histoires soient porteuses d’humour noir. C’est une façon pour Andrew de faire un pied de nez au reste du monde: « Oui, les gens comme moi sont bien plus capables que ce que la littérature et l’histoire donne à lire! »
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