Zazou Bikaye, réédition d’un ovni ethno-électronique qui n’a pas pris une ride
En 1983, l’album de Zazou Bikaye CY1 défriche la voie des futurs métissages électroniques. Chanté par le Congolais Bony Bikaye, enfant de l’ex-colonie belge, un disque-éprouvette aujourd’hui superbement réédité.
Le vinyle Noir et blanc arrive à l’automne 1983 sur le label bruxellois Crammed Discs. Il est l’objet commun d’un Français expérimentateur (Hector Zazou), d’un Zaïrois chanteur-compositeur (Bony Bikaye) et de CY1, duo des opérateurs de synthés Claude Micheli et Guillaume Loizillon. L’ovnimusical est une vision ethno-électronique transcendée par la modernité, l’anticipation et le désir de nouveauté. À la froideur supposée des claviers analogiques parfois héritiers du krautrock allemand et aux rythmiques hypnotiques volontiers désarmantes, répond la voix ébène de Bony Bikaye. Charmeuse et parfumée, roots aussi dans l’utilisation des lingala, swahili, kikongo et du français pidgin, version africanisée des locutions occidentales. « La rencontre des protagonistes a vraiment été fortuite, notamment parce que les sonorités électroniques étaient le produit du travail sur les énormes synthés analogiques de CY1. À cette époque, malgré l’ampleur du matériel, ces instruments n’avaient aucun espace mémoire: à chaque fois qu’on leur coupait l’électricité, les synthés devaient être totalement reprogrammés, ce qui rendait le résultat final pour le moins imprévisible. Beaucoup de choses se sont créées au moment de l’enregistrement et du mixage: cet album était un peu comme une éprouvette dans laquelle on lance des trucs en attendant les réactions chimiques.«
Le musicien belge Marc Hollander n’a pas seulement produit et distribué Noir et blanc sur son label Crammed Discs, il a été également au coeur de la réalisation d’un disque qui tranche d’emblée sur la production de l’époque. On est, en ce début des années 80, avant le tube Yéké Yéké de Mory Kanté qui lance officieusement l’existence de la world en 1987, mais Zazou-Bikaye se glisse dans un esprit exploratoire proche des essais africanistes de Talking Heads, des collages mondialistes d’Eno-Byrne, cousin lointain de l’essentiel afro-beat de Fela Kuti.
Nouveau et intéressant
« La philosophie de Noir et blanc était justement de combiner ces deux éléments, le chaud et le froid, et c’était l’idée de Zazou« ,précise Hollander. Hector Zazou, Pierre Job de son vrai nom, mort d’un cancer en septembre 2008, possède une biographie de prospecteur. Né en 1948 au sud d’Oran, en Algérie sous occupation française, il file d’abord le parfait amour avec les sentiments libertaires-underground de l’après 1968. À l’époque, il bourlingue sa basse dans le collectif marseillais Barricade, puis fait la paire dans ZNR, « influencé par Satie, Captain Beefheart et Robert Wyatt« , avec Joseph Racaille, futur complice et arrangeur de Miossec et Bashung. En 1979, avec l’aide des graphistes-terroristes (de papier) Bazooka, Zazou conçoit La Perversita, album déclinant avec gourmandise un généreux catalogue d’obscénités… Pas un hasard si la cartographie de ses rencontres additionnera au début des années 80 celle du magazine Actuel: c’est la pleine période de gloire du mensuel « nouveau et intéressant »de Jean-François Bizot, qui vend alors 250 000 exemplaires d’un journalisme inspiré des méthodes littéraires américaines, où la réalité poivrée de fiction accouche de récits planétaires vibrants. Le bras armé et musical d’Actuel -Radio Nova-bombarde de la world dans sa programmation rock, intégrant le Congo contemporain de Ray Lema, So Kalmery ou Kando Bongo Man: Zazou comprend que le tiers-monde pourrait bien devenir le premier, rayon rythmes… Lors d’une session parisienne avec Papa Wemba -autre prince de Kinshasa-, il croise un jeune Congolais, Bony Bikaye, arrivé en Europe pour enregistrer avec d’autres musiciens de l’ancienne colonie belge alors en pleine zaïrisation mobutienne, Zaiko Langa Langa. Cadet de cinq ans de Zazou, Bony a vécu une histoire qui ressemble à celle de son pays: douloureuse et complexe, teintée de surréalisme. Afro-belge.
Miles Davis et Frank Zappa
« Je suis né en 1953 à Luluabourg au Kasaï-Oriental, dans une famille baluba qui s’est retrouvée en plein conflit ethnique: avec l’aide de l’ONU et des religieux catholiques belges, nous avons pu rejoindre ce qui était alors Léopoldville (Kinshasa depuis 1966). J’y ai appris le français, le néerlandais, le théâtre et d’autres choses, dans une école avec les petits Belges: mon père était l’un des trois Balubas ayant étudié au Petit Séminaire, il était administrateur de territoire, nous étions parmi les privilégiés. Je n’ai pas de souvenir de camarade africain, le seul Noir de me connaissances était le Père Fouettard. Mais c’était quand même l’une des plus belles époques de ma vie.« En ce début novembre 2017, on parle par téléphone avec Bony Bikaye depuis sa résidence de la banlieue sud-parisienne. La conversation de 80 minutes décrypte un parcours atypique et singulier. Touchant par le vent de nostalgie légère qui hume le temps, celui d’une « enfance paradisiaque qui n’a plus jamais été pareille après l’indépendance« . Mais il s’agit moins de regretter « le temps des colonies » que d’évoquer les anfractuosités injustes de l’Histoire, par exemple « celles qui font que les Balubas, mal vus à Kinshasa, ne sont toujours pas forcément considérés comme des Congolais« .
Gamin, Bony vit donc ses premiers métissages extra-belges au contact des soldats tunisiens ou ghanéens déployés par les Nations-Unies, de ces langues et chants inconnus toujours en mémoire: « Jusqu’à aujourd’hui, j’en ai gardé quelque chose« , dit-il, ému. Plutôt solitaire, l’ado Bony fait oeuvre d’archiviste en fréquentant la Bibliothèque Nationale de Kin, « alors climatisée et bien tenue« , où il remonte aux racines extra-africaines des musiques congolaises, comme la rumba nettement importée de Cuba. Fasciné que telle chanson de l’OK Jazz, le mythique orchestre de Franco, soit empruntée au répertoire de Sylvie Vartan, bluffé par la pop anglaise et bientôt par la fusion 360 ° de Miles Davis et Frank Zappa. Sans oublier les électroniciens allemands de la fin sixties, les Neu, Can et autre Tangerine Dream. Bony « bricole »sa guitare pour obtenir d’autres sons, apprend la composition, et « tombe vraiment dans l’écriture en voulant faire un mélange de tout cela. Ce qui se retrouvera ensuite sur l’album Noir et blanc. »
Électro-symphonie nègre
« Sur Noir et blanc, Hector Zazou a travaillé comme un metteur en scène le ferait au cinéma. Il a dirigé l’enregistrement, notamment le son de ces énormes synthés modulaires, intransportables, et a intégré le travail de conception et de composition assez incroyable ainsi que le chant de Bony Bikaye.« Marc Hollander se souvient encore des sessions tenues en juin 1983 au Studio Daylight de Bruxelles, de l’ambiance labo perpétuelle et des musiciens de passage comme le guitariste anglais Fred Frith, y injectant l’inspiration du moment. Bony Bikaye: « Noir et blanc est le fruit d’un pur hasard puisqu’au départ, j’avais rencontré les deux musiciens de CY1 avec l’idée de suivre une initiation à l’électronique. Mais j’ai été assez vite sous le charme de leur réactivité et c’est comme cela que l’on a commencé à enregistrer des maquettes, sans même Zazou, juste parce que je voulais faire partie de leur atelier. »
C’est Zazou qui, bluffé par les enregistrements originaux (pour la première fois audibles sur la réédition actuelle du disque), démarchera les labels et fera le deal avec Crammed. Les dix chansons qui sont au coeur de la sortie 2017 de la réédition en 33 Tours (incluant un code pour download numérique et un beau livret de témoignages et photos inédits) n’ont pas pris un gramme de vieillesse. Que du contraire: elles semblent issues d’une pollinisation contemporaine, voire futuriste. Marc Hollander: « Il faut quand même rappeler que l’on est avant le digital, donc lors du mix, que j’ai assuré avec Gilles Martin et Vincent Kenis, il n’existait pas les possibilités de l’infini numérique actuel. On a mixé les pistes (pour l’équilibre final, voix, instrus et autres sons) sur une bande master quart de pouce qu’on découpait à la main, avec une lame de rasoir. On bossait en temps réel, sans filet, dépendant de la capacité de l’analogique, à coups de 40 ou 50 secondes, dans une situation où les limites de la technologie te poussent à la créativité, un peu comme Dogma au cinéma.« Les chansons, en mode touffu funky (Keba), fanfare du 3e millénaire (Lamuka),gospel inédit (splendide Munipe Wa Kati) ou évocation du sens de la survie congolaise (Mama Lenvo),restent les enfants uniques d’une électro-symphonie nègre hors-normes, plus que jamais pertinente trois bonnes décennies plus tard, alors que des talents comme TV On the Radio ou Animal Collective, entre autres, ont depuis repris la fusion mirifique. Le partenariat Zazou-Bikaye se dissout fin des années 80, après deux autres disques communs, laissant Zazou à une carrière de producteur-compositeur d’envergure sur des projets internationaux hybrides, avec Björk, Khaled, Gérard Depardieu ou Ryuichi Sakamoto. De son côté, Bony Bikaye continuera la musique tout en vivant aussi de ses capacités d’informaticien. Ravi et honoré par la réédition de Noir et blanc, le voilà à 64 ans occupé par un projet traçant l’ADN des musiques congolaises, « par exemple en déterminant l’importance de mon pays dans l’avènement de la samba brésilienne ou l’origine africaine des chansons de Rihanna« .Stimulante dialectique des musiques qui, au passage, donne une leçon à la politique belgo-congolaise qui, elle, se rate pas mal depuis plus d’un demi-siècle.
Réédition chez Crammed Discs.
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Le Grand Mix
Les années 80 incarnent une décennie de violence et d’ouverture simultanées. D’un côté, les spasmes d’un terrorisme européen maladif -RAF, Brigades Rouges, Action Directe- qui se traduit chez nous par les CCC et le lourd dossier des tueurs du Brabant. De l’autre, la musique d’Afrique noire sortant de son mode de consommation purement communautaire ou ethnique, initialement incarné par des labels tels que l’américain Zonophone ou l’allemand Bärenreiter-Musicaphon. Ce dernier publie en 1970 le premier album du Super Rail Band, orchestre malien installé au buffet de la gare de Bamako… Les deux chanteurs-lead qui s’y succèdent vont changer le destin de la world, Salif Keita et, plus encore, Mory Kanté. En 1987, avecYéké Yéké, le second dégage non pas le premier hit afro-pop -Miriam Makeba et Manu Dibango sont déjà passés par là- mais bien une fusion novatrice entre l’Afrique contemporaine et le langage électro-moderne. L’industrie du disquese rend compte du potentiel financier des musiques de Kanté, Keita, Ray Lema, Youssou N’Dour ou du Nigérian Fela Kuti dont le concert extatique à Forest National le 18 mars 1981 révèle à toute une génération plutôt rock la puissance funky des sonorités afros. Alors que la France du magazine Actuelet de sa Radio Nova ouvre les eighties aux musiques du monde issues de ses anciennes colonies, la Belgique reste plus timide face à Franco -néanmoins triomphal à l’AB en début de décennie- et aux autres champions des rythmes estampillés congolais. Une pointure telle que Papa Wemba (1949-2016) trouve davantage de débouchés discographiques sur le Real World Records de Peter Gabriel -fondé en 1989- que chez nous. Aujourd’hui, au-delà de la perle Zazou-Bikaye rééditée par Crammed, des labels tels que l’anglais Strut Records ressortent les trésors africains plus ou moins vintage.
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