Sept ans après son dernier album, la Libanaise Yasmine Hamdan revient avec le formidable I Remember I Forget, entre sonorités arabes et textures électroniques, secousses personnelles et traumas d’une région en plein chaos.
Tout à coup, Yasmine Hamdan a un doute. Au bout de 45 minutes de conversation, elle finit par demander: «Je n’ai pas trop parlé de politique, au moins?» Peut-être. Sans doute. Mais pouvait-il en être autrement? Le monde fait tellement de bruit qu’il devient difficile de le tenir à l’écart. D’autant plus quand on s’appelle Yasmine Hamdan, née à Beyrouth (en 1976). La musicienne a beau habiter à Paris depuis 20 ans, le Liban est toujours là, bien présent. Une terre soumise à mille secousses géostratégiques, ballottée entre conflits, divisions internes et corruption, au cœur d’une région hautement inflammable.
Le jour où l’on rencontre la chanteuse, le grand quotidien libanais L’Orient-Le Jour rapportait le dynamitage par l’armée israélienne d’un bâtiment dépendant d’une école pour enfants en situation de handicap, dans le village d’Aïta el-Chaab. Dans son dernier clip, Yasmine Hamdan est représentée sous la forme pixellisée d’une héroïne de jeu vidéo. Escaladant ruines et barbelés, évitant explosions et tirs, elle est même poursuivie à un moment par une Terre en feu… En arabe, elle chante, la voix traînante: «Tuer est normal/Le mensonge est normal/L’incompétence, normal/Le vol, normal/Les manipulations, normal/Les intimidations, normal/Normal/Normal…»
Le titre du morceau est aussi celui de son nouvel album, I Remember I Forget. Ou en français, Je me souviens que j’oublie. «Avec, en arabe, une connotation un peu comique, sarcastique même, qui est difficile à traduire», précise l’intéressée. En 1997, à Beyrouth, elle fondait le duo Soap Kills, avec Zeid Hamdan (aucun lien de parenté), et chantait ses amours rock, électronique et trip-hop, en arabe dans le texte –«J’aurais pu le faire en anglais, mais je ne voyais pas l’intérêt, cela n’amenait rien de neuf ou d’excitant.» Près de 30 ans plus tard, c’est un peu comme si Yasmine Hamdan effectuait le trajet inverse.
Yasmine Hamdan, chanteuse fragmentée
Loin de ses terres, elle les invoque à travers une musique qui, tout en continuant à revendiquer son métissage, pioche davantage dans ses racines arabes et libanaises. Dans son récit 961 heures à Beyrouth (P.O.L., 2021), l’autrice japonaise Ryoko Sekiguchi écrit: «Dans la vie, on n’avance pas toujours à sens unique. On oublie parfois des choses à la maison, et on fait demi-tour pour les retrouver.» Qu’a recouvré Yasmine Hamdan dans l’aventure? «En vérité, le cordon n’a jamais été coupé. J’ai encore beaucoup de famille et d’amis au Liban. J’habite en France, mais une partie de ma tête est toujours de l’autre côté de la Méditerranée. C’est comme si j’étais coupée en deux, écartelée entre deux endroits, deux temporalités. C’est très réel. Cet album parle de ça, de cette fragmentation.»
Reporté de six mois après l’offensive israélienne au Liban, I Remember I Forget a paru finalement la semaine dernière. Il déboule deux mois après la disparition de l’une des idoles de Yasmine Hamdan, le musicien et producteur (et fils de la grande Faïrouz) Ziad Rahbani –«Son charisme non conventionnel a élargi ma compréhension de l’humour, son art a aiguisé mon acuité musicale, et ma conscience sociale et politique», écrivait-elle au lendemain de son décès dans l’édition Mena du magazine Rolling Stone.
Ce troisième disque solo arrive surtout pas moins de sept ans après Al Jamilat. Une éternité dans une industrie musicale qui a besoin d’être gavée en permanence. «En 2018, je suis arrivée à la fin de la tournée d’Al Jamilat totalement essorée. Je me sentais complètement vide. Je n’avais aucune envie de continuer ce cycle infernal, qui vous pousse à produire tout le temps de la musique, des images, etc. J’ai décidé de prendre une année sabbatique. C’est évidemment un luxe, mais tout le monde devrait avoir le droit de faire une pause pour réfléchir et se poser les bonnes questions.» Yasmine Hamdan passe notamment trois mois en Sicile. Là, au milieu de la nature, elle se ressource, reprend des forces, et «retrouve goût à la joie. La joie de travailler, de créer.» Les premiers morceaux émergent. A Paris, elle embarque Marc Collin (le projet Nouvelle Vague, le label Kwaidan) dans l’aventure, comme coproducteur. I Remember I Forget prend forme.
Stupeur et tremblements
Au même moment, en octobre 2019, la révolution bout au Liban. Les manifestants protestent contre les mesures d’austérité prises pour lutter «soi-disant contre « la crise économique », que j’appelle moi le « grand hold up ». Celui opéré par le gang qui règne au sommet de l’Etat et du système bancaire, et qui a volé l’argent du peuple.» La mobilisation dure plusieurs mois et fait naître des espoirs de changement. Il seront finalement étouffés dans l’œuf. D’abord par le Covid-19. Ensuite, par les explosions du port Beyrouth: le 4 août 2020, l’incendie d’un stock de nitrate d’ammonium provoque l’une des plus graves explosions non nucléaires de l’histoire, causant la mort de quelque 235 personnes. «J’étais à Paris à ce jour-là. Ma sœur qui vit là-bas, à moins de 700 mètres du port, m’a tout de suite appelée, quelques secondes après la déflagration. Elle était en état de choc, elle ne comprenait pas ce qui se passait. Je l’ai tenue pendant une demi-heure au téléphone, à essayer de comprendre, la rassurer. Cela a été un événement vraiment traumatisant. Finalement, elle a eu beaucoup de chance. Mais dans sa rue, plusieurs personnes sont mortes…»
Depuis, il y a encore eu les attaques du 7-Octobre, la réplique d’Israël, et une guerre qui n’en finit plus, débouchant sur ce qui est désormais qualifié par les Nations unies de «génocide» du peuple palestinien. Celle qui est aussi la compagne du réalisateur israélo-palestinien Elia Suleiman (Intervention divine, prix du jury à Cannes, en 2002), confie: «C’est très difficile à vivre. Cela n’a évidemment rien de comparable à ce que les gens vivent là-bas. Mais on a l’impression que cela ne se terminera jamais, que cela ira même de pire en pire. C’est une expérience éprouvante. D’autant plus quand on observe cela à travers le prisme des médias occidentaux, avec tous les biais et les tabous que cela suppose. Il faut gérer. Etre arabe est presque devenu quelque chose de subversif.»
Chant codé
Dans un monde qui semble s’effacer en direct, Yasmine Hamdan tente donc de s’accrocher à ce qui reste, retenant les souvenirs. «Vous avez lu La Stratégie du choc, de Naomi Klein? (NDLR: l’autrice canadienne y développe la thèse selon laquelle les acteurs capitalistes profitent de moments de crises –guerres, catastrophes naturelles, etc.– pour imposer des politiques ultralibérales). Elle démarre sa démonstration en évoquant les expériences psychiatriques (NDLR: opérées à la fin des années 1950, sous financement de la CIA), infligeant des électrochocs aux patients pour les « réinitialiser ». Le Liban, c’est cela. C’est un pays qui, chaque année, est secoué. A un moment, à force de créer le chaos, les gens perdent leurs repères, et les liens avec leur histoire. C’est déroutant.»
Régulièrement poignant, I Remember I Forget trempe son spleen méditerranéen dans un mélange de sonorités arabes et de psychédélisme électronique. Il démarre avec Hon, mélodie hantée («Je vois un cadavre dans ma chambre», chante Yasmine Hamdan), et se termine par le songe lancinant de Reminiscence. Entre les deux, Hamdan flâne sur des syncopes d’Afrique orientale (Shadia), écoute du Massive Attack dans un cabaret du Caire (Vows), grince sur les politiciens corrompus (Abyss) ou mélange noirceur new wave et éléments traditionnels –le tarweedeh, une forme folklorique palestinienne (Shmaali). «Je suis tombée dessus sur Instagram. C’est un chant codé, développé par les femmes palestiniennes pour communiquer en secret avec les prisonniers. Cela date de l’Empire ottoman, mais cela a perduré pendant le mandat britannique. Je trouve ça tellement ingénieux et extraordinaire de réussir à résister de manière aussi créative.»
L’art de la joie
Puisqu’au fond, il ne s’agit peut-être que de ça. Résister aussi bien contre les systèmes d’oppression que contre l’oubli –«même si parfois, il faut pouvoir laisser les choses derrière soi, au risque sinon de devenir revanchard ou aigri.» Pas besoin de se lancer dans de grandes tirades engagées, sa musique parle pour elle –«Je n’ai jamais été dans la revendication, mais évidemment que tout est politique.» Pas question non plus de s’enfermer dans une identité pour celle qui a passé son temps à la brouiller, ne cessant de créer des ponts artistiques. «Je ne crois pas au nationalisme, ni aux frontières. En revanche, je crois à la terre. Et à l’émotion. Celle que je peux ressentir quand j’écoute telle musique de tel endroit, quand je mange tel plat de telle région…»
I Remember I Forget est donc ce disque bouillonnant, entrelaçant notes d’espoir et humour noir, oud et basses telluriques, esprit de combat et nostalgie orientale, prenant à bras le corps les traumas, non pas pour les effacer, mais pour les transformer grâce à l’art. «Parfois, je me demande quand même s’il y a encore de la place pour la musique? Je me suis posé la question au moment de devoir communiquer sur l’album, alors que les bombes pleuvaient sur Gaza: existe-t-il encore des espaces où l’on peut rêver, écrire de la poésie, faire de la musique? Cela a-t-il encore un sens quand tout semble tourner fou?» Parce que l’art ne fait pas le poids face à la réalité? Songeuse, Yasmine Hamdan prend deux secondes: «Je ne suis de toute façon pas dans quelque chose de réaliste… Mais, cela étant dit, cela fait bien longtemps que j’ai compris que la musique ne sauvera pas le monde. Mais elle me sauvera, moi. C’est ce qui compte finalement. Cet album, je l’ai fait pour moi, pour aller mieux, pour me retrouver. Et me reconnecter à la joie.» ●
Yasmine Hamdan, I Remember I Forget, distribué par Kwaidan/Pias. En concert le 24/02, à Gand.