Critique | Musique

Un vrai premier album solo pour la trop rare Beth Gibbons

4 / 5
Trente ans après la sortie
de Dummy, le premier 
Portishead, Beth Gibbons sort son premier véritable album solo.
4 / 5

Album - Lives Outgrown

Artiste - Beth Gibbons

Genre - Experimental

Label - Domino

Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Beth Gibbons, la très rare chanteuse 
de Portishead, explore notre mortalité et les profondeurs de l’âge mûr sur 
un album habité et déchirant.

Je ne prends rien au sérieux, ni la presse ni le groupe. J’analyse tout ce qui nous arrive avec une grande froideur. Je sais que dans un an ou deux, les gens ne s’intéresseront plus à ­Portishead. Les journalistes seront repartis, à la poursuite du nouveau groupe à la mode. Ce jour-là, je veux pouvoir me regarder dans une glace, pouvoir me dire que j’ai été honnête, franche, sincère. Je ne veux pas me retrouver seule et misérable dans le rôle de la petite star déchue… J’ai accepté cet entretien dans le seul but d’aider Geoff, qui se tape tout le boulot depuis des mois. Au départ, nous nous étions mis d’accord: il donnait les interviews et je posais pour les photos. (…) Pour moi, ne pas parler n’est pas une attitude, un coup, un calcul, mais un moyen de me protéger. Je connais des tas d’écrivains qui ne parlent pas et ça ne choque personne. Personnellement, je n’ai jamais pensé que Dummy était un disque particulièrement excitant, contrairement à ce que tant de gens disent. Je me demande encore pourquoi on veut me rencontrer. » En avril 1995, alors que Portishead se produit à Paris, Beth Gibbons (en concert le 6 juin au Cirque Royal, Bruxelles) a accepté d’accorder une interview aux Inrockuptibles. On trouve aussi les traces d’un entretien quelques mois plus tôt dans The Independent on Sunday, où elle supplée Geoff Barrow, affaibli par un ulcère.

Trente ans aujourd’hui ont passé. Le groupe de Bristol, pionnier du trip-hop, a sorti deux autres albums studio formidables (Portishead en 1997, Third en 2008) et enregistré un live prodigieux (­Roseland NYC en 1998) qui l’ont érigé en objet de culte. Quant à Beth Gibbons, elle se fait toujours aussi rare. Que ce soit dans les médias ou les bacs des disquaires. Même ses contributions aux chansons des autres (.O.rang, Rodrigo Leão, Jane Birkin, Joss Stone, Fried, Annie Lennox, JJ Doom, Gonjasufi, liste quasiment exhaustive) restent exceptionnelles.

Son histoire, c’est celle d’une fille de la campagne qui a grandi au milieu des vaches et a toujours estimé ressembler davantage aux femmes de sa région qu’à Madonna. Née le 4 janvier 1965 à Exeter, petit mais majestueux chef-lieu du Devon, Beth a vécu entre filles (sa mère et ses trois sœurs) à la ferme jusqu’à ses 22 ans suite au divorce précoce de ses parents. Sans vraiment de musique à part la radio et des compilations de l’Eurovision à la maison, mais avec une vingtaine de bêtes, à plusieurs dizaines de kilomètres de la ville la plus proche.

Débrouillarde, Beth peut réparer sa voiture. Elle s’y connaît assez en mécanique que pour dépanner un tracteur… Vers l’âge de 16 ans, elle commence à ressembler à Janis Joplin et chante des reprises dans les pubs du coin avec le groupe d’un copain. La rencontre des membres de Talk Talk puis de Geoff Barrow dans un programme lancé par ­Margaret Thatcher pour mettre les chômeurs à l’emploi changera à jamais son destin.

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Féministe Beth Gibbons?

« I just wanna be a woman », chante Gibbons dans Glory Box, l’un des premiers succès de Portishead. Beth pense qu’on peut être femme sans nécessairement être féministe. Qu’on peut être fragile et vouloir être respectée. « En Angleterre, la criminalité est quasiment exclusivement masculine, remarque-t-elle à l’époque dans les Inrocks. Seulement 2 % des crimes sont commis par des femmes. Mais qui paie les pots cassés? À qui dit-on de ne pas traîner dans les rues, de ne pas porter de jupes trop courtes? Le sexisme se porte bien.« 

Après le remarquable Out of Season en 2002, fabriqué avec Paul Douglas Webb, alias Rustin Man, le bassiste de Talk Talk, ses deux bandes originales pour les films étranges de Diane Bertrand (L’Annulaire et Baby Blues) et la sortie du dernier Portishead, Gibbons se fait extrêmement discrète. En 2019, elle réapparaît sur son premier disque depuis plus de dix ans. La performance enregistrée en 2014 avec l’Orchestre symphonique national de la radio polonaise, dirigé par Krzysztof Penderecki (The Shining, The Exorcist), s’attaque à la Troisième Symphonie du compositeur Henryk Górecki (1933-2010). Connue comme La Symphonie des chants plaintifs, l’œuvre inclut notamment la prière à la Vierge Marie écrite par une prisonnière de 18 ans sur un mur de sa cellule au siège central de la Gestapo, à Zakopane, durant la Seconde Guerre mondiale. La partie vocale a été écrite pour une soprano classique. La voix de Gibbons ne va pas si haut. Et toutes les paroles sont en polonais. Une langue qu’elle ne parle pas. « Un bon chanteur peut même chanter en chinois ou en japonais, commente Penderecki. C’est une question de compréhension émotionnelle. Beth sonne vraiment polonais. » On l’entend également ensuite en 2022 sur Mother I Sober, extrait du dernier Kendrick Lamar (Mr. Morale & the Big Steppers).

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Produit aux côtés de James Ellis Ford (Arctic ­Monkeys, Blur, Depeche Mode…) avec l’aide de Lee Harris, le batteur cette fois de Talk Talk, Lives Outgrown est son premier album solo. Le clip de Reaching Out, deuxième single annonçant l’album, a été réalisé par Weirdcore (Aphex Twin, MIA, Radiohead…) et s’accompagne d’un site internet interactif où des formes bizarres gravitent et créent « le sentiment d’essayer de se rejoindre par des moyens impossibles« .

Le disque rassemble dix chansons bouleversantes, magnétiques, quasi mystiques, enregistrées sur une période de dix ans. Une période de réflexion, d’introspection, de changement. Beaucoup d’au revoir, d’adieux à la famille, aux amis et à une désormais ancienne version d’elle-même. Des chansons de milieu de vie. « J’ai réalisé à quoi l’existence ressemblait sans espoir. Une tristesse que je n’avais jamais ressentie. Avant, j’avais la capacité de changer mon futur. Mais quand tu es confronté à ton propre corps, tu ne peux pas lui faire faire ce qu’il ne veut pas. » Possédé, intense, vibrant, Lives Outgrown parle de maternité, d’anxiété, de ménopause et de mortalité. Burden of Life sonne comme un Bang Bang de Nancy Sinatra à la tristesse inouïe. Lost Changes évoque de loin le Drive de REM. For Sale s’assied à côté de The Mercy Seat de Nick Cave… Le tout dans un minimalisme distingué, hanté, déchirant. Un disque de sirène et de sorcière sur lequel vous entendrez peut-être aussi Nico et PJ Harvey, Nick Drake, Julee Cruise et Lucinda Williams… Splendide.

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