Tune-Yards, la blanchitude des choses
Avec I can feel you creep into my private life, Tune-Yards sort à la fois son album le plus sombre et le plus remuant. Merrill Garbus raconte son premier disque d’hiver, réfléchit à sa relation aux autres et loue les vertus de la piste de danse.
Meise. Périphérie bruxelloise. Quartier cossu. C’est dans la maison moderne et lumineuse de son attaché de presse, où elle a donné la veille un showcase privé, qu’on a rendez-vous avec la toujours souriante et enthousiaste Merrill Garbus. Au milieu des cadavres qui laissent entrevoir l’ambiance imbibée de la soirée, tandis que ses musiciens prennent le petit-déjeuner et rangent le matos, l’Américaine lève le voile sur le quatrième album de Tune-Yards: I can feel you creep into my private life. « J’aime cette phrase et son ambivalence, commente-t-elle d’emblée. Elle peut parler de Google, de ces gens qui t’espionnent à travers la caméra de ton ordinateur ou à l’aide de je ne sais quel autre moyen. Mais elle reflète aussi la façon très personnelle et émotive que nous avons de percevoir l’actualité. Et c’est sans doute une bonne chose. Si je comprends la vie des autres de manière un peu plus intime et que ça se glisse dans ma sphère privée, je pourrai peut-être agir à partir d’un vrai sens de l’empathie. »
Empathie. Le terme n’est pas un vain mot dans la bouche de l’ancienne marionnettiste qui approche doucement de son quarantième anniversaire. Garbus s’est toujours posé beaucoup de questions sur son rapport aux autres. Déjà dans ses chansons. « Ma réalité est celle d’une Blanche qui vit aux États-Unis et gagne de l’argent en faisant de la musique… Je suis une privilégiée. J’ai déjà la chance de te parler, d’avoir une voix. J’en ai conscience et malgré tout, il faut se battre, contre ses propres stéréotypes et présomptions. Ce n’est pas facile… Certains me disent activiste. Mais non. Je ne fais que des chansons. J’essaie juste d’y amener ces choses, ces préoccupations. Je tente de vraiment comprendre le travail des gens qui combattent le fascisme dans notre pays, d’imaginer la situation des réfugiés en Europe… Moi, personnellement, je vais bien. Mais prends ne serait-ce que les grands changements climatiques. Inondations, ouragans, montée des eaux, feux californiens… Toutes ces choses inquiétantes frappent toujours, d’abord, la vie des plus démunis. »
Pour parler des origines de son dernier album, Merrill remonte à 2015. À une discussion avec Nate Brenner, son compagnon dans la musique et dans la vie, sur la nature ensoleillée et estivale de leur travail. « Il disait qu’on sortait généralement des disques d’été ou de printemps et proposait cette fois d’en enregistrer un d’hiver. Il y a donc, je pense, une part d’obscurité. J’ai aussi l’impression qu’on partait dans des trucs trop compliqués. On essayait, un peu trop peut-être, de se prouver des choses. Mais après la dernière tournée, on avait prouvé assez. On n’avait plus rien à prouver. À nous-mêmes du moins. »
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Last night a DJ…
Avec Tune-Yards même un album d’hiver a quelque chose de chaud… Toujours très métissé, I can feel you creep into my private life est sans doute ce qu’elle a enregistré de plus dansant. Une tendance née en tournée, dans la jungle des festivals. « Certains passages avec des percussions polyrythmiques étaient particulièrement compliqués à gérer sur scène. Tu avais un DJ à l’autre bout de la plaine qui faisait trembler le sol. Nous, on voyageait à sept et c’était compliqué de faire bouger les gens comme lui. On avait l’impression qu’ils dansaient mais ils ne dansaient pas vraiment. Je suis donc devenue curieuse, je voulais savoir d’où ça venait. J’ai un peu fouillé dans la house music. Puis DJ Fitz m’a recommandé ce bouquin, Last night a DJ saved my life. Je suis remontée dans l’Histoire du disco, à la façon dont le disco a évolué vers la house. » Elle s’est mise à lire sur la techno, les raves, le « second summer of love » comme ils l’appellent en Angleterre. « Il y a toujours sur le dancefloor ce feeling de l’ensemble, du « tout le monde inclus ». Au départ, ce sont des personnes marginalisées, les communautés gay, queer, les gens de couleur qui ont fait cette musique. Ils ont créé un endroit safe où se retrouver les uns avec les autres. Si tu veux être idéaliste en 2017, tu te dis que la révolution passera peut-être par là. Qu’on se retrouvera un jour tous sur la piste de danse. » (rires)
Ce n’est pas sa musique de la prédilection, celle qui la passionne et la captive au plus haut point, mais Garbus s’est penchée sur Marshall Jefferson et The Black Madonna, « une DJette qui vient de cette scène Midwest des raves et de la culture house ». Elle a établi des connexions entre la house et les producteurs plus modernes comme la New-Yorkaise Suzi Analogue. Elle a aussi exploré la pré-dance music . « Je ne suis pas très Skrillex, Deadmau5, ce genre de trucs qui font danser des centaines de milliers de personnes. Mais j’ai essayé de comprendre. »
Une autre illustration de cette ouverture? I can feel you creep into my private life a été mixé par Mikaelin « Blue » Bluespruce (Solange, Kendrick Lamar) et masterisé par Dave Kutch (Jay-Z, Chance The Rapper). « On avait essayé de le faire mixer plusieurs fois et on n’était pas heureux du résultat. C’est moi que je blâme: on travaillait avec des ingénieurs, mais ils faisaient ce que je leur demandais. C’était plus indie rock sans doute. Avec Blue, on a comme remixé nos propres chansons. On a mis sur la table toutes les pistes de batterie, de basse, de voix… Finalement, il y a surtout plus d’espace. »
Garbus a grandi avec Mos Def, A Tribe Called Quest, The Roots… Elle écoutait Outkast et Erykah Badu. « Ça a eu de l’impact. Il y a de ça. Mais l’esthétique que Blue a amenée, c’est surtout la clarté. Tout le reste est parti à l’arrière-plan. Il a vraiment clarifié le mix. On avait écouté pas mal le Solange et le Blood Orange sur lesquels il avait bossé. Le mastering a été très vite mais Dave Kutch a touché à tellement d’albums qui m’ont parlé… »
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Implication responsable
Depuis quelques années, Merrill vit à Oakland, dans la baie de San Francisco. Elle y a suivi Nate. L’endroit n’a pas spécialement bonne réputation quand on parle taux de criminalité. « Bouger à Oakland, c’était découvrir le vrai monde. C’est l’une des villes les plus métissées et multiculturelles d’Amérique. Mais j’y vis aussi comme une privilégiée. C’est devenu de plus en plus cher et il y a des gens comme moi qui ont assez d’argent pour se permettre d’y vivre. Cette ville historiquement très afro-américaine l’est de moins en moins. Des gens de 20 ans avec du fric débarquent. Les loyers augmentent. Et cette ville sera encore de moins en moins diversifiée dans les dix prochaines années. Où est ma place dans tout ça? Je me demande comment être impliquée de manière responsable dans une communauté. »
Garbus a notamment participé à un atelier de six mois à l’East Bay Meditation Center pour étudier sa réalité de Blanche et s’interroger sur la justice raciale. La réflexion est au centre du disque, de ses préoccupations. Et d’un morceau comme Colonizer. « Même si j’ai des parents progressistes, même si j’ai des origines juives, ce qui est encore une expérience différente en Amérique, j’ai vécu dans une société ségrégationnée. Une ville très blanche. J’ai grandi en voyant ces différences drastiques dans la pauvreté. La plupart des Noirs, des gens de couleur que j’ai croisés étaient les pauvres de la ville. J’ai grandi avec ça. Pour cet album et cette chanson particulièrement, j’ai voulu regarder mon propre comportement. Je n’essaie pas de faire de grandes déclarations, mais je m’entends parler, j’entends ma voix changer. Je me suis penchée sur ma participation à la suprématie blanche. La plus grande bataille avec la blanchitude, c’est que c’est ton éternel cadre de référence. »
Garbus a grandi dans les années 80 et surtout 90. Bill Clinton était au pouvoir. De nombreuses discussions et de querelles tournaient déjà, à l’époque, autour de l’action féminine et féministe. « Certaines catégories de la population ont été oppressées pendant des générations. Et donc il suffirait de les augmenter, de les revaloriser pour être bien tous ensemble. Ça n’a pas la moindre chance de réussite. Parce que si on ne fait pas le travail en profondeur de comprendre ce que ça signifie de venir d’un cadre totalement différent de références, on n’ira jamais assez loin. Si les élèves n’ont pas de professeurs qui leur ressemblent, ils grandissent sans voir de leader, de personnes respectées ou tout simplement d’exemple auxquels s’identifier. C’est une partie du racisme et de la ségrégation ancrés en nous. »
Merrill n’a pas attendu l’élection de son président pour ce genre de préoccupations. Pas plus qu’elle n’a eu besoin de l’affaire Weinstein pour aborder le féminisme. Il y a tellement de choses sur lesquelles s’indigner. « Tout le monde est submergé. Et puis on laisse nos peurs nous guider et certains sont extrêmement forts pour les exploiter… C’est quand il y a tellement de choses dont il faut s’effrayer que débarque un Trump. La faute des immigrés, des Noirs, des Mexicains… Blablabla. Voilà ce qui arrive quand nous sommes abattus et paralysés. Je n’ai pas de réponse mais j’ai beaucoup de questions. »
- Le 22/03 au Botanique.
Tune-Yards – « I can feel you creep into my private life »
Distribué par 4AD. ***(*)
Les premières notes du quatrième Tune-Yards sonnent quasiment comme du Radiohead. On l’a toujours connue bancale. Fraîche. Généralement ensoleillée. I can feel you creep into my private life dévoile une Merrill Garbus plus sombre, mûre et moins brouillonne. L’Américaine, qui a produit la bête avec son compagnon Nate Brenner, a gardé quelques doigts de pieds en Afrique et conservé son sens des couleurs et du métissage. Mais moins jouette et naïf, plus direct, adulte même quelque part, ce disque -dont la pochette rappellera aux francophones le logo de la campagne « Touche pas à mon pote » lancée au milieu des années 80 par SOS Racisme- semble celui de la maturité. Un album solide et cohérent, au discours nécessaire, tiré par ses morceaux les plus enlevés et dansants. L’éclaireur Heart Attack, le frétillant ABC 123, le pop, bariolé et obsédant Private Life ou encore le clubber Colonizer. Nouvelles frontières.
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Comment se renseigner sur l’actualité? Où aller chercher l’information quand pour certains la vérité n’est plus qu’une interprétation? Dans un monde où les faits sont sans cesse dominés, écartés, effacés par les opinions. Et sont de toutes façons -comment pourrait-il en être autrement?- perçus différemment en fonction de l’histoire de chacun. La compréhension ne peut être que dans la curiosité. Dans l’ouverture d’esprit. Dans l’autre point de vue.
Merrill Garbus suit sur les réseaux sociaux des activistes et des personnalités du monde associatif. Elle regarde ce qui se dit sur la chaîne d’information à destination du monde arabe Al Jazeera. Et tient à l’oeil ce qui se passe sur Black Twitter.
« Réseau de personnes partageant la même expérience culturelle, qui discutent de ce que c’est que d’être un Noir et de tout ce qui a trait à sa vie quotidienne », selon Meredith D. Clark qui lui a consacré une thèse, Black Twitter ne cesse de militer à coups de hashtags pour la justice sociale et contre le racisme. « Leur cadre de référence est parfois difficile à entendre. Mais je le veux, clame la chanteuse de Tune-Yards. Je veux être confrontée à des perspectives qui aident à déstabiliser cette suprématie blanche et son socle. Vivre dans le monde en tant que Blanc te poussera toujours à penser qu’un tas de choses sont normales. Je dois aller voir ailleurs, tourner mon visage dans la direction opposée pour comprendre que tout sur cette terre est mis en place pour moi. »
Merril Garbus n’est pas accro à l’info. « Je vis très bien sans les news fraîches du matin. C’est souvent Nate qui me tient au courant de ce qui se passe. Quand on écrivait l’album, j’éteignais mon téléphone. Je le gardais en mode avion jusqu’à 4 heures de l’après-midi. Tu as de nouvelles tragédies tous les jours. Et c’est dangereux de regarder la Une de l’actualité, parce que tu as ce truc systémique qui se cache derrière toute l’information. Même quand on parle de nos journaux les plus sérieux comme le New York Times, le New Yorker et le Washington Post… Ces publications doivent comprendre que tout ce qu’elles racontent vient d’une perspective très spécifique et ethnocentrée. »
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