Timeline sur Auvio, le premier documentaire sur l’histoire du rap belge
Pour la première fois, le rap made in Belgium a droit à un documentaire d’envergure sur son histoire. Disponible dès ce 26 octobre sur la plateforme Auvio, la série Timeline retrace une épopée musicale de 40 ans, de Benny B à Damso. Carton en vue?
Le décor ne trompe pas. Le grain de l’image non plus. Nous sommes à Bruxelles, dans les années 80. Les fameuses années de plomb. Dans les rues, pas encore saturées, les Toyota Corolla croisent les panneaux au racisme décomplexé: « Rapatrions les immigrés. » Même la grisaille est d’époque. La voix off détonne d’autant plus: « C’était l’insouciance. On a quoi? 7, 8 ans? On joue aux billes. Quand on rentre à la maison, c’est la fête. Parce qu’il y a les frères, les sœurs. Et il y a de la musique tout le temps. » Cette voix, on la connaît. C’est celle d’Abdel Hamid Gharbaoui. Mieux connu sous le nom de –oui, tu l’as deviné– Benny B. Pas besoin d’être né au siècle dernier pour le replacer. Avec son morceau Vous êtes fous!, publié en 1990, featuring DJ Daddy K, il est, et restera à jamais, l’auteur du premier disque d’or du rap francophone…
Plus de trois décennies plus tard, ce sont encore eux qui ouvrent Timeline, la série documentaire en huit épisodes consacrée à l’histoire du rap belge. Elle débarque ce 26 octobre sur Auvio. Elle est ambitieuse, fourmillant de témoignages et d’images d’archives. Aux commandes, on trouve le réalisateur Rob Knudsen, auteur de clips pour, entre autres, Le 77, Ascendant Vierge, et Akro, alias Thomas Duprel, membre de Starflam et boss de Tarmac, le média jeune et « urbain » de la RTBF. Cela faisait un bail que ce dernier potassait le projet. « J’ai lancé l’idée il y a cinq ans. À un moment où je pouvais avoir parfois l’impression que pour une partie de la jeune génération, le rap belge avait démarré en 2015, avec Roméo Elvis. C’est vrai qu’avec les réseaux sociaux et les plateformes de streaming, on a assisté à l’émergence de toute une vague de rappeurs. Mais elle participait à une histoire qui avait commencé bien avant. En tant qu’expert, chef éditorial de Tarmac, ou même simplement passionné, j’avais le sentiment qu’il fallait faire ce devoir de mémoire, notamment en revenant sur les pionniers de la première génération. Dont, entre parenthèses, je ne faisais moi-même pas partie. »
Plus jeune qu’Akro, Rob Knudsen ne dit pas autre chose: « Je n’ai jamais eu de doute sur l’intérêt de la série. Mais c’est vraiment en rencontrant les acteurs du mouvement, en recueillant leurs paroles, avec tout le respect et la bienveillance possibles, que j’ai vraiment pris conscience de l’importance du travail culturel qu’on était en train de faire. Parce que même si le rap est aujourd’hui omniprésent, personne n’avait jamais pris le temps de raconter son histoire. »
La démarche est dans l’air du temps. Ces dernières années, surtout en France, les rayons des libraires ont dû faire de plus en plus de place pour toute une série de livres revenant sur les racines du rap. Le succès de Hip-Hop Evolution, sur Netflix, ou plus récemment, le carton du documentaire consacré à DJ Mehdi, sur Arte.tv, ont aussi confirmé la curiosité du public. Il n’empêche: il a fallu parfois insister pour convaincre de l’intérêt d’une série sur une culture qui, même si elle domine la pop culture actuelle, continue « de souffrir d’un manque de reconnaissance« , insiste Rob Knudsen.
Avec Timeline, l’idée est de remonter le fil de manière chronologique. En se concentrant uniquement sur la musique. « Au départ, précise Akro, j’aurais voulu qu’on embrasse vraiment toute la culture hip-hop, en parlant donc aussi du graffiti, de la danse, etc. Mais ça devenait trop touffu, et impossible à raconter dans le format choisi. » Défilent ainsi à l’écran aussi bien Benny B que Roméo Elvis, De Puta Madre et Isha, James Deano et JeanJass, Gandhi et Scylla, etc. Un panel d’intervenants très large, qui n’a pas oublié d’intégrer des rappeuses (Coely), ni des collègues flamands (Zwangere Guy). Mais qui a dû se passer des toutes grosses têtes d’affiche actuelles. Pas de Stromae -« Quand il a dû annuler la fin de sa tournée pour les raison que l’on connaît, il ne pouvait plus participer, ne serait-ce que pour des questions d’assurances ». Ni de Damso -pas dispo avant la sortie de son prochain album l’an prochain. Ou de Hamza -mobilisé par son propre projet de documentaire. Akro: « C’est évidemment dommage. Mais d’un autre côté, cette histoire-là, plus récente, est connue. Avec cette série, on avait surtout envie d’insister sur les débuts… »
Le règne de la débrouille
En se focalisant en grande partie sur les prémices, les auteurs de la série ne se sont évidemment pas facilité la tâche. Comment en effet illustrer un genre qui a longtemps été négligé, peu ou mal documenté? « C’est l’une des raisons pour lesquelles le projet a pris énormément de temps… », admet Akro. Piocher dans les archives de la RTBF ou celles de certaines télés locales comme BX1 a déjà permis de faire remonter quelques images -dont celles d’un Strip Tease, indiquant bien le degré d’inédit et d’ »exotisme » qu’a longtemps représenté le rap en Belgique. Mais pour le reste, il a fallu fouiller. Akro: « Les labels ou les boîtes d’édition sont très rapides pour te donner les tarifs d’utilisation des images. Mais nettement moins pour t’envoyer les originaux. Je prends mon simple exemple avec Starflam. Ils ne savaient même plus où étaient les images d’origine… » Il a donc fallu solliciter directement les intervenants. Rob Knudsen: « Chaque fois que l’on rencontrait et interviewait un acteur du mouvement, on lui demandait s’il ne possédait pas des archives personnelles: des photos d’eux gamins, des vieilles VHS, etc. On prenait tout! Peu ont vraiment joué le jeu. Mais ceux qui l’ont fait ont été déterminants. »
À côté des rappeurs, Timeline a également fait appel à des observateurs passionnés. Comme Martin Vachiery, du média Check, qui, dès 2011, avait produit un premier documentaire sur la scène rap bruxelloise –Yo? non peut-être!, toujours visible sur YouTube. Sonny Mariano aussi, qui collectionne depuis 2007 disques, flyers et fanzines. Avec son association Melodiggerz, il a d’ailleurs mis sur pied une mini-expo, Belgian Hip-Hop Legacy, visible actuellement dans le bâtiment de Pias, dans le centre de Bruxelles. « On se rend compte aujourd’hui qu’on doit davantage communiquer et structurer ce patrimoine, explique-t-il. Mais on n’est pas un institut ou quoi que ce soit. L’essentiel de la collection est toujours stocké chez moi, par exemple. Et c’est là-dedans que je pioche quand je fais une présentation ou une conférence. »
Il existe pourtant bien un centre de documentation consacré à la culture hip-hop belge. Celui de Lézarts Urbains. L’ASBL a commencé très tôt à suivre le mouvement, publiant le premier ouvrage sur le sujet, Total respect, d’Alain Lapiower (également au générique de Timeline). Gregory Meuter a travaillé à Lézarts Urbains jusqu’en août dernier. « J’avais reçu une mission d’un an pour remettre un peu d’ordre et redynamiser le centre de documentation. L’ASBL était consciente qu’elle l’avait un peu délaissé pour développer davantage l’événementiel. » Une activité souvent plus visible pour les pouvoirs subsidiants. « C’est un peu le jeu de l’associatif… » Dans les armoires de Lézarts Urbains, on retrouve une foule de publications, d’articles de presse -l’indispensable Les Six Naissances du rap belge, de Vincent Schmitz- et même des enregistrements de débats ou de concerts organisés par l’ASBL, etc. Surtout au début du mouvement, et souvent sous un prisme exclusivement socio-culturel. Ce qui explique aussi que quand le rap a délaissé les messages revendicatifs des débuts « une distance a commencé à se marquer ». Au début des années 2000, des sites internet prendront le relais. Sonny Mariano: « Je cite souvent les trois mêmes: Da Realness, Belgopera et Legal Sounds, qui ont pu être très importants. » Mais tous ont débranché la prise depuis longtemps.
La ménagère de 50 ans
L’année 2017 marquera un tournant. Notamment avec l’organisation à Bozar de la grande rétrospective Yo! À l’époque, Benoît Quittelier est l’un des deux curateurs de l’exposition. « On était en pleine hype du rap belge, après des années où le genre, c’est vrai, avait été volontiers placardisé par les médias traditionnels. Mais aussi parce que le mouvement a mis du temps à se professionnaliser. » Jusqu’il y a une dizaine d’années, c’était en effet souvent le règne de la débrouille. « C’est un peu le sort des musiques populaires que d’être peu ou mal documentées. Après tout, je ne suis pas certain que ça soit beaucoup plus simple de trouver des archives sur les groupes rock belges obscurs des années 70… Et puis, dans le rap des années 90, tout le monde voulait prendre le micro. Il a fallu du temps pour que d’autres métiers se développent autour. Celui de manager, producteur, photographe, etc. »
Snobés pendant des décennies, les acteurs de cette musique ont pu parfois traîner eux-mêmes des pieds. Sonny Mariano: « C’est vrai qu’il y a un côté un peu schizo, à se plaindre de ne pas être reconnu, du manque de transmission, tout en refusant systématiquement les sollicitations… Je constate quand même que c’est en train de changer. » Rob Knudsen confirme: « On peut comprendre la méfiance. Pour convaincre certains témoins, ça a nécessité un long travail d’approche et d’explications. Mais j’ai aussi l’impression que ça évolue. Certains sont désormais prêts à jouer davantage le jeu. »
D’autant que les formats pour raconter cette histoire se sont multipliés. Qu’elle soit racontée par écrit, sous la forme d’exposition, de conférences, dans des podcast -au hasard, L’Augmentation, du média Dter, etc. Et donc aujourd’hui, par le biais d’un documentaire. Une série qui, en l’occurrence, a voulu respecter les codes du genre. Avec tout ce que cela implique en termes de narration et de rebondissements. Akro devance les critiques: « On n’allait pas pouvoir mettre tout le monde, au risque de se retrouver avec un récit sans queue ni tête. Il fallait se tenir à certains personnages-clés et leur laisser de l’espace. À partir de là, je sais qu’il y aura des frustrations et des reproches. Ils arrivent déjà dans ma messagerie… » Mais, enchaîne Rob, « c’est aussi pour ça qu’on parle d’ « une belge histoire du rap« , et non pas de « l’histoire définitive » de cette musique ».
Une histoire intergénérationnelle qui vise large, cherchant à plaire aux amateurs, sans rebuter pour autant les spécialistes. Rob Knudsen: « On ne parle pas d’une musique de niche, mais d’une culture qui a aujourd’hui 40 ans. Pitcho dit un truc génial à ce propos. Il raconte que, depuis le début, on nous explique le rap est une musique segmentante, qui n’intéresse pas la ménagère de plus de 50 ans -comme sa daronne qui faisait des ménages toute la journée en regardant la télé. Sauf qu’aujourd’hui, « la ménagère de plus de 50 ans, c’est moi!» Il rigole mais il a raison. Le rap touche aujourd’hui tout le monde. »
Une saga hip-hop
© Rob Knudsen & Akro
Raconter l’histoire du rap belge à travers un documentaire? Réussir à résumer 40 ans de musique? Même étalé sur huit épisodes d’une trentaine de minutes, le pari de Timeline est culotté. Sur base de ce que l’on a pu en voir -sept des huit volets, encore en post-production-, le pari est toutefois réussi. Certes, l’exercice va immanquablement engendrer son lot de critiques (les superstars du moment aux abonnés absents, la présence d’Akro à la fois comme acteur et « guide » de la série) et de frustrations. C’est sans doute le prix à payer pour avoir enfin droit à un récit malgré tout conséquent sur une musique aujourd’hui célébrée partout.
Chronologique, Timeline repart ainsi du « péché originel ». Celui de Benny B qui, en 1990, cartonne en chantant que, pour se sortir de la galère, il « ferait n’importe quoi ». Y compris rapper sur un beat euro-techno-dance. Une « trahison » qui créera un premier schisme. Avec d’un côté le Benny B « vendu » au commerce, et de l’autre le puriste Défi J, maître d’œuvre de la première compilation BRC, et gardien du temple. Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts. Et même si les esprits se sont (un peu) adoucis, Timeline tient là sa première dramaturgie.
À partir de là, il va remonter le fil, entre coup d’éclats (Starflam, James Deano), coup de tête (De Puta Madre) et coup d’arrêt (la génération « sacrifiée » des années 2000). Jusqu’à la grande explosion de 2016 et la scène actuelle post-hype. À défaut d’avoir assez de recul, la série en profite alors pour tisser des liens entre la jeune génération et les pionniers. Une manière de boucler la boucle, finalement assez logique pour une musique bâtie sur des loops…
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