The Knife: ceci n’est pas un concert
Le duo suédois présentait dimanche le « Shaking The Habitual Show » à l’Ancienne Belgique, un spectacle à mi-chemin entre le concert et la performance.
Il n’était pas sur la guest list hier soir, mais un célèbre artiste belge aurait certainement apprécié l’expérience unique proposée par The Knife. En peignant La trahison des images en 1929, René Magritte interrogeait notre regard sur les choses, sur ces réalités qui n’en sont pas mais se donnent pourtant comme telles. Et si son tableau n’était pas une pipe, le concert de The Knife n’en était pas un non plus, jouant avec nos attentes comme avec la définition même de la représentation musicale.
Pour les absents qui ont vu fleurir des avis tranchés sur les réseaux sociaux, voilà ce qui s’est passé: après un warm-up sous forme de cours d’aérobic aux airs de rassemblement spiritualo-hippie, une dizaine de personnes investissent la scène et s’installent derrière d’étranges instruments, dont on ne sait pas s’ils sont branchés à quoi que ce soit. Pendant plusieurs minutes, Karin, la chanteuse, est plongée dans l’obscurité au fond de la scène, puis s’avance pour interpréter un morceau de manière plus conventionnelle. Et puis, toute l’équipe écarte les instruments et la scène se transforme en dancefloor pour extraterrestres scintillants. Tout d’un coup, le public se questionne: qu’ai-je entendu pendant un quart d’heure? Du son live ou du playback? Et qui chante, au juste?
La suite est un mélange de danse contemporaine et de passages plus classiques, où certains membres se retrouvent effectivement derrière des instruments ou des micros. Mais quand plus de cinq personnes chantent et qu’on entend qu’une voix, on se retrouve perdu sans savoir où doit se fixer notre regard. Un dispositif qui fait sens pour un groupe autrefois masqué, qui se désole aujourd’hui que le concept soit devenu un gimmick. L’ultime confusion consistait donc à saper l’identification même des membres du groupe. Plusieurs raisons à cela: questionner la célébrité, laisser parler le contenu et refuser l’idolâtrie, mais aussi bousculer le masculin et le féminin, un thème très présent dans les dernières interviews d’Olof et Karin. Inspiré par les théories queer, le groupe veut dépasser les frontières des genres et faire s’incarner Karin dans n’importe qui, qu’il soit homme ou femme. Plus prosaïquement, certains ont aussi remis en cause la présence même du duo, suggérant une entourloupe à la MF DOOM, ce rappeur masqué qui envoyait d’autres personnes pour jouer à sa place.
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Tout au long de la soirée, le public réagit étonnamment bien à ce surprenant spectacle, qui se termine sur un Silent Shout épique et technoïde, noyé dans un impressionnant dispositif lumineux. Les morceaux du bien-nommé Shaking the habitual, album aride et intense sorti le mois dernier, occupent la moitié du show, le reste étant pioché dans les trois premiers albums (Bird, One Hit, Got 2 Let U…). A la suite du concert, un DJ set d’une demi-heure transforme l’Ancienne Belgique en club à coups de beats techno agressifs et d’instrumentaux hip-hop. Petit à petit, des groupes se forment et discutent de ce qu’ils viennent de voir. Si la représentation est terminée, elle se prolonge dans la salle et même en dehors, comme si le choc de cet anti-concert était tel qu’il devenait urgent d’en parler.
C’est à ce moment-là que nous entrons dans une conversation entre deux spectateurs et l’ingénieure du son de The Knife. Outre le concept d’effacement de l’artiste, elle revient sur la question du live et du playback. L’occasion de lever un doute: oui, Karin chante sur tous les morceaux, parfois sur la scène, parfois au fond, dans l’obscurité, pendant que les danseurs s’activent dans la lumière. Quant aux instrumentaux, elle rappelle la grande complexité de compositions difficiles à reproduire en direct, et renvoie la balle avec ironie à d’autres artistes célèbres. « Un concert de The Knife il y a dix ans, c’était deux personnes avec un laptop. Les gens trouvent-ils ça mieux? De nos jours, tous les artistes qui vendent plusieurs milliers de tickets par soir ont des pistes enregistrées mais font semblant de jouer. Certains DJ’s utilisent des iPods et ne font que lever les bras durant leur set et pourtant tout le monde s’éclate. Avec ce spectacle, The Knife fait juste preuve d’honnêteté: c’est de la musique électronique, chaque morceau a un grand nombre de pistes alors autant proposer autre chose, un spectacle participatif où les artistes sont à fond avec le public au lieu d’être assis tout du long. »
Tout en défendant le groupe, l’ingénieure admet avoir été surprise au premier abord par ce spectacle osé. « Je comprends que certaines personnes soient en colère », reconnaît-elle, citant l’ambiance de défiance qu’elle a ressenti après le concert à Milan. A Bruxelles, tout s’est bien passé, et la cordialité de notre échange tranche radicalement avec l’ambiance électrique qui règne depuis fin avril sur les pages Facebook du groupe, où chaque concert donne lieu à un défilé de pros et d’antis. Certains défendent la prise de risque et le côté festif du concept, quand d’autres crient à l’arnaque hipster et prétentieuse, furieux d’avoir payé près de 30 euros pour voir « ça ». Une seule chose mettra tout le monde d’accord: cette soirée a marqué les esprits, en bien ou en mal, et génère assez de bruit pour qu’on considère qu’elle a atteint son but, secouer nos habitudes.
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Lucas Godignon (stagiaire)
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