Stéphane Karo, du Taraf de Haïdouks, est décédé
Stéphane Karo, figure de proue de Taraf de Haïdouks, collectif tzigane roumain flattant la tradition guincheuse du bandit de grand chemin, est décédé ce 15 novembre. L’occasion de ressortir l’abécédaire qu’on consacrait au groupe il y a deux ans, à l’heure de la sortie de son dernier album chez Crammed Discs.
Article initialement paru dans le Focus Vif du 30 janvier 2015.
« Très tristes d’annoncer que Stéphane Karo nous a quittés hier, annonçait le label Crammed Discs dans un communiqué. Ami très cher, il a été associé au label depuis ses débuts, d’abord avec son groupe Des Airs, puis en tant que co-inventeur, directeur artistique et manager de Taraf de Haïdouks, Koçani Orkestar et Mahala Raï Banda. C’était quelqu’un d’extraordinaire. Nous pensons fort à sa femme Margareta et ses filles Sarah et Elsa. »
« Stéphane sera inhumé au cimetière d’Anderlecht ce samedi 19 novembre, avenue du Soldat britannique à 11h. Il sera possible de lui dire au revoir au funérarium de l’hôpital Erasme entre 9h et 10h. Une cérémonie aura lieu où nous écouterons le fruit du travail de sa vie. Ceux qui le souhaitent pourront déposer un peu d’argent pour nous aider à lui offrir sa dernière demeure. Pour ceux qui souhaitent envoyer une aide par virement: BE85 0017 0519 2706, communication: Stéphane K. Nous nous réunirons dans l’arrière salle de l’établissement mitoyen où nous habitons: Taverne Clémenceau, avenue Clémenceau 90 à 1070 Bruxelles. Nous vous attendrons. Merci à tous. »
Rappel des faits. Fin des années 80, alors que le régime dictatorial de Ceaucescu se lézarde, le Bruxellois Stéphane Karo découvre à une quarantaine de kilomètres de Bucarest un village dépenaillé, Clejani, où des musiciens tziganes vivent et jouent loin du folklore officiel. Coup de foudre longtemps partagé avec un autre citoyen planétaire, Michel Winter(1): ensemble, ils managent le groupe ripailleur, signé par Crammed Discs. Vingt-quatre ans après le premier album, le Taraf propose le revigorant Of Lovers, Gamblers and Parachute Skirts. De sa maison anderlechtoise, occupée avec sa femme Margareta (originaire de Clejani) et ses enfants, Karo détaille l’alphabet brigand.
ACCORDÉON: « Quand je suis arrivé à Clejani en 1989, l’usage de l’accordéon était généralement interdit par les ethnomusicologues roumains pour des raisons dogmatiques! Dans le village du Taraf, il y avait bien dix accordéonistes: sans profs, les Tziganes jouaient à deux ou trois doigts. L’accordéon, c’est l’harmonie et le rythme: l’instrument a stabilisé leur musique. »
BUCAREST: « A 40 km de Clejani. En 1989, il y avait à Bucarest une place qui s’appelait La Bourse, sorte de marché de musiciens que les gens venaient embaucher le matin pour jouer aux mariages et enterrements. Cela n’existe plus. »
CLEJANI: « Commune de 3000 habitants environ, peuplée au 3/10e de Tziganes. »
DEPP JOHNNY: « Il a rencontré le Taraf par le film de Sally Potter, The Man Who Cried, sorti en 2000. Il y joue le rôle principal, celui de chef des Tziganes où l’on retrouve le Taraf. Depp a eu un coup de foudre pour eux, amusé par leur côté festif et mauvais garçon. Ensuite, il les a fait venir à Los Angeles, à son club le Viper Room, sur Sunset Boulevard. On est restés dix jours, on n’avait rien à foutre de la journée -les Tziganes ne vont pas dans les librairies- et les musiciens finissaient dans un club où les filles aux seins nus dansent sur le comptoir, genre. Le soir, on avait le droit d’aller au Viper Room, boire tout ce qu’on voulait: il a dû avoir une sacrée note, Johnny. Le Taraf y a joué un soir et cela n’a pas été un franc succès… »
ENTERREMENTS: « Bien sûr ils y jouent, y compris chez les non Tziganes, le répertoire étant adapté aux circonstances. Certains Tziganes sont très demandés parce qu’ils parviennent à improviser les paroles. »
FRIC: « Pour eux, l’argent c’est la notoriété, le pouvoir, mais quand ils claquent, ils claquent tout. J’ai vu des types perdre 20.000 euros et leur maison, et devoir rembourser et rembourser: les Roumains sont déjà comme cela, et les Roms de Roumanie sont plus proches des Roumains que des Roms de Lettonie (sourire). Ils ont très peur d’être pauvres et ne comprennent pas vraiment la notion de sécurité sociale: je les y ai inscrits ces deux dernières années, il y a encore l’un ou l’autre qui résiste. Jusqu’il y a dix ans, aucun n’avait de compte en banque. »
GATLIF TONY: « Il les a engagés pour son film Latcho Drom (1993). Cela a été important dans la mesure où c’est la première fois qu’on filmait le voyage d’un peuple à travers le monde par la musique. Les Tziganes sont partis d’Inde depuis mille ans mais sont restés très orientaux. »
HAÏDOUK: « Comme dans tous les pays de la Hongrie à la Grèce, on retrouve ce mot qui désigne les bandits justiciers combattant les princes de toute obédience. »
ION MANOLE: « Violoniste-chanteur, vétéran du Taraf, mort en 2003. Il a fait les deux guerres mondiales pour la Roumanie, et comme tous les Tziganes, fut mis en première ligne. Il chantait bien, les Roumains adoraient sa voix, bien que trop joviale et festive pour le blues. Son grand-père était encore esclave: le dernier boyard (aristocrate) serbe avait « libéré » les esclaves, sous l’influence de la bourgeoisie française. La Roumanie n’a aboli l’esclavage que deux ans après les Etats-Unis. »
JÉSUS: « Ils croient qu’il y a quelque chose à respecter là-haut, mais sans plus. Pourtant, si demain il faut aller à la mosquée ou à l’église -il y a chez eux une poussée de l’évangélisme adventiste- ils iront. Les clans s’intègrent dans les églises, quelles qu’elles soient, et cela maintient une forme d’unité sociale. »
KARO: « Je suis un peu le gardien de la mémoire, le stratège, c’est ce que j’ai fait pendant des années. De la diplomatie, des relations humaines avec quelques rêves, mais rares sont ceux qui aboutissent. Il y a eu un grand vide de 2006 à 2013, une lassitude mélangée à une habitude, liée aussi à la chute du disque. Sur la douzaine de musiciens du groupe actuel, il reste la moitié des débuts. »
LAUTAR: « Musicien généralement tzigane. C’est une vision artisanale, comme un cordonnier: un métier plus qu’un art. »
MARIAGES: « L’institution est bouleversée chez les Tziganes. Dans le temps, Costica, l’un des violonistes, s’est marié à l’âge de 15 ans, sans connaître sa femme: il a 56-57 ans et il ne la quittera jamais. C’est le mariage tzigane réussi -il a eu des copines- parce que tous les bonheurs et malheurs du mariage sont dans le feuilleton. Maintenant les jeunes tziganes partent à 13-14 ans avec une fille de leur âge, le garçon « enlève » la fille, sans être techniquement marié. La jeune génération lorgne la culture américaine, qui s’est infiltrée dans la communauté. Les gamins se lâchent beaucoup plus facilement et retournent parfois chez leurs parents, mais c’est plus difficile pour la fille, parce qu’alors, elle est considérée comme impropre… »
NEACSU NICOLAE: « Violoniste-chanteur, mort en 2002, célèbre pour son numéro de « crin de cheval ». Passionné de musique, il ne savait ni lire ni écrire, il savait juste compter (rires). On avait l’impression qu’avant lui, il n’y avait rien: il défiait tout le temps les jeunes, un vrai renard et un philosophe. »
ORIENT: « Ils regardent tous des films d’Inde, sorte de pays fantasmé pour son amour, ses décors, sa situation économique, sa magie que les femmes tziganes intègrent aux contes racontés entre elles et les enfants à la veillée. »
POMAKS: « Musulmans bulgarophones vivant dans les Balkans. »
QUÉMANDER: « Faire la manche, cela leur arrive encore. »
ROM: « La langue dépend de l’acculturation et du fait qu’ils ont réussi ou pas à se roumaniser. Par exemple, Costica est intégré dans un village roumain-roumain, et chante dans cette langue, le tzigane devenant pour lui comme de l’argot. Le rom contiendrait encore 40% de sanskrit. »
SCHENGEN: « Depuis 2007, cela a changé la donne mais il y a au moins un million, si pas deux, de Roumains hors du pays. Un peu comme les Congolais, sauf qu’ils ne restent pas ici: les Roumains viennent travailler à l’Ouest pour construire une maison chez eux. »
TURQUIE: « Dans les nouvelles générations, l’influence orientale disparaît, les quarts de ton, la sophistication musicale aussi. »
UNIVERSEL: « Peut-être par l’aspect blues et là aussi, c’est en perte de vitesse. Les plus jeunes ne connaissent pas cette manière de se « lamenter » ».
VIORICA RUDAREASA: « Chanteuse (présente sur le nouvel album du Taraf, ndlr), son Dubala Dumba a fait le tour du monde. Elle doit avoir 50 ans et vient d’un village pas très loin de Clejani: c’est quasi la seule femme que les gens acceptent de prendre dans les fêtes ou mariages qui ne soit pas chaperonnée par un homme. Elle n’est pas lautar, elle fabrique des briques, pieds nus dans la glaise, payée l’équivalent de dix centimes la pièce. »
WHAT THE FUCK? « Ils sont assez fatalistes et ne se sentent pas concernés par grand-chose, j’ai essayé de les politiser mais j’ai renoncé. C’est très grave: il y a un manque criant d’école et de culture générale. Certains savent à peine lire, mais ils ont tous Internet. »
XYLOPHONE? NON, CYMBALUM: « L’équivalent d’une cithare, il a un rôle rythmique, harmonique et soliste. »
YOJI YAMAMOTO: « Ils ont participé au défilé de mode de ce couturier japonais à Paris. Tout le monde était en super- costard, chapeau et chaussures. Ils ont pu tout garder et la plupart ont revendu l’ensemble à des prix dérisoires. J’ai aussi défilé et tenu les godasses pendant quelques années… »
ZÈBRES (DRÔLES DE): « Ils n’ont pas réellement changé depuis les débuts, hormis l’un ou l’autre comme Hodgea, ex-Taraf qui est resté en France et a essayé de faire carrière en Bretagne… Il s’est coupé les doigts dans une tondeuse, ce qui pour un accordéoniste n’est pas terrible. Ou Ionica qui a fini par s’adapter ici et a un peu changé sa vision du monde, et puis mon beau-frère qui, avec sa femme, a fait carrière dans l’intelligentsia roumaine à la télévision. »
(1) L’ASSOCIATION KARO-WINTER S’EST ARRÊTÉE À L’AUTOMNE 2009.
Pop Rom
« Le Taraf, ce ne sont pas des types qui chantent du folklore à la télé, les Roumains aimeraient bien les figer dans cette image parce qu’ils ne comprennent pas « comment ces ploucs peuvent avoir du succès à l’étranger! »« … Stéphane Karo constate que la musique vintage et brute de décoffrage, celle des Haïdouks, reste la plupart du temps ignorée voire méprisée par le marché local comme celui des Balkans. Cantonnant ce roots aux fêtes de mariages et aux enterrements. Ignorance en progression avec l’avènement du manele, variété-pop aux accointances électroniques orientalisantes. Karo: « Le genre populaire, venu du turbo-folk, a donc donné ce manele, dont le représentant le plus populaire est Florin Salam, un Rom de Bucarest qui cartonne. On est décidément loin du blues tzigane dans cette Roumanie qui, en 20 ans, a fait un sacré bond capitaliste. Pas forcément pour le meilleur. » La chanson Viata mea e si buna si rea, bluette de Florin Salam, affiche plus de sept millions de vues sur YouTube (26 millions à l’heure où on republie cet article).
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Taraf de Haïdouks – « Of Lovers, Gamblers and Parachute Skirts »
DISTRIBUÉ PAR CRAMMED DISCS. ****
Quand le violon du Taraf trace, au bord de l’apoplexie consentie, il emporte tout et ramène inévitablement aux plus beaux moments de bravoure du groupe roumain (Cold Snowball). Il y a sur ce neuvième album du Taraf une monumentale énergie: celle du désespoir si elle ne domptait pas aussi bien la mélancolie. Une paire de titres affiche donc pleinement le spleen du Danube et son courant de ballades qui se lamentent dans le plaisir (Manele Pomak). Toujours dans une grande saillie roumano-bulgaro-orientale où l’on coche la fabuleuse voix de Viorica Rudareasa, l’une des bombes vocales d’un disque arrosé de vie. Et plus que probablement de l’eau du même tonneau.
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