Franco-coréenne installée à L.A., vue en première partie de Sabrina Carpenter ou aux côtés de Metronomy, Spill Tab sort un premier album d’indie pop ne tenant pas en place. Rencontre.
Claire Chicha demande toujours, au cas où: «Ça va si je mélange a little bit les langues?» Of course, on est à Bruxelles après tout. Débarquant de Los Angeles, la chanteuse –tee-shirt nineties, fute de skater– est venue présenter le premier album de Spill Tab, son alter ego. Intitulé Angie, il alterne lui-même anglais et français. Et plus encore les genres et les sons. Un vrai kaléidoscope pop.
Cela fait maintenant à peu près cinq ans que Spill Tab a commencé à accumuler les streams. Le fait d’avoir été reprise très tôt dans une playlist Spotify comme Lorem a pu aider. Une drôle de sélection dont, encore aujourd’hui, il est difficile de cerner les contours –basés ni sur un mood ni sur un genre en particulier. Non, Lorem est censée rassembler des «Music that breaks the rules, just a little bit». Nous voilà bien avancés. La cible est, elle, un peu plus clairement identifiée: la Gen Z, cette jeunesse censée avoir fait sauter les barrières entre les styles, n’hésitant pas à mélanger, voire à superposer les couches.
Un peu comme les chansons de Spill Tab, montées façon mitraillette «salade tout». Vraiment tout. Tomates, oignons, carottes, etc. Prenez un titre comme Want Me, par exemple. En à peine deux minutes, Claire Chicha réussit à y fourrer une mélo à la Billie Eilish, une guitare chancelante, des notes de harpe, un vrai faux solo, le tout sur un beat têtu. «Je m’ennuie vite. Je me rappelle que, quand j’étais étudiante à New York, et que j’écoutais la musique dans le métro, je gardais en permanence le doigt sur la touche forward. Donc aujourd’hui, quand je compose, j’essaie d’écrire des morceaux que j’ai envie d’écouter jusqu’à la fin. C’est pour ça que j’y mets autant d’éléments, pour éviter de me faire chier. D’autant qu’il y a beaucoup d’allers-retours dans l’écriture d’une chanson, entre les premiers jets et le mixage. Il faut que je trouve des moyens pour y retrouver à chaque fois quelque chose à aimer.»
French diss
Ce foisonnement, on peut le retrouver dans la pochette de Angie –«c’est une amie, qui est médecin la journée et peintre à ses heures perdues, qui a réalisé le tableau». Mais aussi dans la bio de Spill Tab.
Née à Bangkok en 1997, Claire Chicha a grandi à Los Angeles, entre une mère coréenne et un père juif franco-algérien. C’est la crise économique de 2008 qui fait tanguer l’embarcation familiale. «Deux ans avant, mes parents avaient emprunté une grosse somme d’argent pour investir dans un studio de postproduction. Du jour au lendemain, tout s’est écroulé.» A 12 ans, Claire Chicha repart alors pour la Thaïlande avec sa mère, le temps pour la cellule familiale de se refaire. «Ça a été une période très intense et… sauvage. En tant qu’étrangère à Bangkok, vous pouvez faire un peu tout ce que vous voulez. Et comme ma mère était très souple et me faisait confiance, je ne me gênais pas (rires). Je sortais tout le temps, c’était un peu ma rébellion. Et puis, en même temps, une espèce de bulle où me réfugier.»
Nouveau chamboulement l’année suivante, quand elle est envoyée cette fois chez sa tante à Paris –«venant de deux cultures très friendly –l’américaine et la thaïlandaise–, j’ai découvert le mode de communication plus « direct » et agressif des Français. J’ai eu du mal sur le moment, mais par la suite cela m’a servi…»
Les bienfaits du virus
Après la mort de son père, elle finit par rentrer à Los Angeles. Dans son lycée, à Burbank, elle intègre alors la chorale, répétant jusqu’à six heures par jour pendant six mois pour participer à de grands concours nationaux de comédie musicale, façon Glee ou High School Musical. «Ça a été une formation très importante pour moi. J’y ai appris l’endurance […] et à ne plus avoir peur de la scène.»
Claire Chicha part ensuite étudier la musique à New York. Pas tant pour approfondir la composition que le côté business. «Mes parents ont vécu l’american dream pendant dix ans, mais la chute a été rude. Je pouvais bien me lancer dans quelque chose d’artistique, mais ma mère voulait d’abord que je puisse être indépendante financièrement.» Elle se retrouve à s’occuper, entre autres, de merchandising ou officie comme tour manager. Jusqu’à ce que le Covid mette un coup d’arrêt à ses activités. Et la pousse à enfin publier les musiques qu’elle avait rangées dans un coin.
Un premier titre, Decompose, sort en 2020. Spill Tab est alors encore un duo, avec son pote producteur David Martinelli. «Et puis, un jour, il m’a dit: « Claire, je ne fais pas davantage pour toi que pour les autres artistes que je produis, en plus je ne comprends pas la moitié de ce que tu dis quand tu chantes en français. Tu peux te débrouiller sans moi ». Il avait raison. Mais sur le moment, cela m’a presque fait le même effet qu’une rupture amoureuse.»
Voie royale
Signée sur la major Sony, elle enchaîne trois EP –Oatmilk (2020), Bonnie (2021), Klepto (2023)–, se retrouve à faire la première partie de Sabrina Carpenter, collabore avec Metronomy, etc. La voie est royale. Mais elle ne ressemble pas forcément à celle que Claire Chicha avait en tête. «J’étais jeune et naïve. Par exemple, je n’avais pas compris que si le label me donnait une telle avance, c’était pour faire des morceaux susceptibles de la rembourser. Mais ce n’est la faute de personne. On n’était juste pas alignés. En écoutant mes premiers titres, ils imaginaient les recentrer vers quelque chose de plus pop et accessible, là où moi je voulais au contraire leur donner un côté plus bizarre ou expérimental. Finalement, ils ont levé l’option pour l’album. Heureusement…» Libérée, la jeune femme fignole alors de son côté pendant huit mois son disque, histoire de pouvoir présenter un produit final, à prendre ou à laisser.
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Sorti sur le label Because, Angie est un «hommage» à la personne qu’elle a pu longtemps être, se pliant trop souvent en quatre pour les autres, avant de penser à tracer son propre chemin. Une trajectoire qui prend donc aujourd’hui la forme d’une pop indie, pas encore complètement hors piste, mais assez décalée que pour interpeller. Une proposition en anglais et français dans le texte, mêlant guitares indie, crooning R&B, textures électro et mille et un autres détails plus ou moins incongrus. «Je n’ai pas trop pensé à comment l’album serait reçu, si les gens allaient aimer les morceaux ou pas. En revanche, je sais que je ne voulais pas qu’on puisse me coincer dans une case. Cela arrivera sans doute plus tard, mais aujourd’hui, je ne veux pas me retrouver dans un tiroir dont je ne pourrais plus sortir.»
Distribution Because.
La cote de Focus : 3,5/5