Shame, post-punks aussi à gauche qu’adroits
Les jeunes post-punks londoniens de Shame secouent la scène rock britannique avec un premier album nerveux, brûlant et sociopolitisé. London calling…
Encore renforcé par la montée à l’est de la droite extrémiste, le vent glacé du Brexit a refroidi toute l’Europe. Il a aussi, de l’autre côté de la Manche, fait circuler quelques courants d’air chaud et secoué une jeunesse rock engagée et citadine. Leur confusion, leur dégoût, leur rage, les cinq Londoniens de Shame les hurlent sur un premier disque nerveux et viscéral, Songs of Praise (lire la critique en page 38) qui a le sens de la rébellion et l’amour de la contestation chevillé au corps. « Tu t’es enfin trouvé une conscience morale ou t’es quand même pas tombée aussi bas?« , demandait le groupe anglais à Theresa May dans Visa Vulture, « la pire chanson d’amour de l’Histoire » (la Première ministre était représentée en vampire sur la pochette). L’album est moins politiquement frontal. Mais Concrete évoque les doutes qui accablent la jeunesse. Friction questionne nos consciences, nos responsabilités et nos hypocrisies. Gold Hole parle de travailleuses sexuelles à travers la perspective stéréotypée des tabloïds, là où Tasteless s’attaque au conformisme.
Charlie Steen (voix), Eddie Green (guitare), Josh Finerty (basse), Sean Coyle-Smith (guitare) et Charlie Forbes (batterie), environ 20 piges, se connaissent depuis qu’ils sont gamins. Ils ont usé leurs frocs sur les mêmes bancs d’école. « On a eu la même jeunesse, résume Steen, qui se produisait avec un t-shirt « Je suis Calais » fin 2016 sur le plateau du Grand Journal. South London est vraiment un microcosme. C’en est presque incestueux. » Green acquiesce: « Londres dans son ensemble est très diversifiée en termes de classes sociales et de cultures… Et South London ne déroge pas à la règle. Tu peux passer devant une propriété à 4 millions de livres et 100 mètres plus loin te retrouver dans un quartier de logements sociaux. C’est une bonne chose. Ça évite la ségrégation. Et pourtant, tout le monde pense pareil. Tout le monde a les mêmes goûts. Ça ressemble parfois à une pâture pour des moutons. »
C’est au Queen’s Head, pub bordélique célèbre pour avoir été la tanière de la Fat White Family, que les garnements ont fait leurs premiers pas et leur éducation. « Le père de notre batteur était proche du proprio, explique Eddie. On avait besoin d’un endroit où répéter. Il nous a dit qu’on pouvait y faire ce qu’on voulait. C’était le genre de lieu où tout pouvait se passer. Avant de le fréquenter, on faisait les choses habituelles et normales des adolescents de notre âge. Et tout à coup, on passait nos après-midi avec des mecs de 40 ou 50 balais. On sortait de l’école et on allait traîner avec ces types. Jouer, boire des coups, écouter leurs incroyables histoires, leurs anecdotes sur l’industrie musicale. »
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Parmi les habitués, il y a les Alabama 3, à qui l’on doit le générique (Woke Up This Morning) des Sopranos, puis les sauvages de la Fat White donc qui y ont pratiquement élu domicile. « Ils allaient et venaient au rythme des tournées, raconte Charlie. Nathan, le claviériste, vivait dans notre salle de répète. C’était une petite communauté. On s’est cloîtrés là pendant une semaine quand ils ont dû mettre la clé sous le paillasson. Le proprio a dit: « Ok, on ferme. Prenez tout. » Il n’y a plus un truc pareil à Londres aujourd’hui. »
« Ça n’aurait pas pu durer plus longtemps, enchaîne Eddie. Ça n’aurait été bon pour personne. L’environnement le plus fou et intense que tu puisses imaginer. Du non-stop. Ça ne fermait jamais. Il y avait toujours quelqu’un de défoncé, dormant par terre à n’importe quelle heure de la journée. »
Ligue communiste et presse satirique
La pomme tombe rarement bien loin de l’arbre… Les Shame ont été élevés dans un contexte familial musical et politisé. Charlie a grandi avec Bob Dylan, les Beatles et David Bowie. Merci maman. Tony Bennett, Django Reinhardt et Frank Sinatra. Merci papa. « Avec Sean, on écoutait déjà les Stiff Little Fingers à huit ans parce que sa mère est irlandaise, ajoute-t-il. Beaucoup de nos amis sont au minimum trentenaires. On a écouté les mêmes disques qu’eux. Et ça leur revient dans la tronche digéré à notre façon. » « C’est dur d’être original aujourd’hui, reconnaît Eddie, mais on a bouffé tant d’influences. Ma mère a grandi à Bristol dans les années 80. Tous les groupes punk y passaient. Mon père, lui, est né et a vieilli dans la capitale. Il écoutait du reggae obscur, m’emmenait au carnaval. Une manière très londonienne au final d’absorber les choses… »
C’est aussi à la maison que les deux Shame (« rien à voir avec le film de Steve McQueen sur l’addiction sexuelle », assurent-ils) ont développé leur conscience politique. La grand-mère de Green est conseillère municipale pour le Parti travailliste et son grand-père était membre de la Ligue communiste londonienne. « Je regarde constamment ce qui se passe en politique. Je l’ai étudiée un peu. Pas à un niveau très poussé. Mais je suis à gauche depuis la naissance… Mon grand-père participait souvent à des manifestations. Ce n’est pas mon cas. Elles ont perdu beaucoup de leur signification. Les manifs étudiantes, par exemple, ont souvent débouché sur des débordements à Londres. Ce qui nuit tout le temps à l’expression de ton opinion. Quand des mecs cassent des vitrines, ça dévalue tout ce pour quoi tu te bats et ôte toute légitimité à ta cause. Ça renforce juste ceux qui s’y opposent. Et en même temps, c’est compliqué, sachant que cette protestation naît d’autres formes de violence. »
Le discours est solide. Articulé. Shame manie la satire et l’ironie mais ne se vautre pas pour autant dans les raccourcis, emporté par la fougue de la jeunesse. James Steen, le père de Charlie, a été pendant quatre ans le rédacteur en chef de Punch Magazine, l’une des publications satiriques les plus importantes du XXe siècle en Angleterre. « C’est le seul mec dans l’Histoire à avoir été poursuivi par la famille royale. Il dénonçait tous ces gens qui s’enfilaient six demi-litres de bière et deux lignes de coke avant d’aller voter des décisions irréversibles pour l’avenir du pays… J’ai grandi avec ça. Il était sans cesse poursuivi devant les tribunaux… »
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Sur scène, mais aussi sur disque, Shame bluffe par son intensité. Il aime celle des Stooges, des Damned. « On ne les a jamais vus. Juste des vidéos sur YouTube. » Charlie se souvient par contre de la première fois où il a aperçu les Fat White en action. « On avait quinze piges. On avait été voir King Krule au Queen’s Head justement. Et au moment où nous partions, ils ont commencé à jouer. À l’époque, j’écoutais du stoner et du Wu-Tang Clan. Mais ces mecs étaient nus, complètement dingues. Ils étaient la preuve qu’on pouvait totalement s’abandonner sur scène et créer quelque chose d’intéressant. »
Intéressant, Songs of Praise l’est assurément. Les Anglais l’ont enregistré en dix jours au Pays de Galles. Dans le campagnard et mythique Rockfield Studio où Motörhead a commis ses premiers méfaits et où Queen a mis en boîte Bohemian Rhapsody… En un an, au milieu des années 90, Rockfield a placé cinq albums en tête des charts anglais. « On a pensé chaque chanson du disque comme une entité différente de la précédente. Avec son humeur, sa propre identité. Shame existe depuis qu’on a 16-17 ans. Ce disque capte ce moment où on grandit, la découverte de toute cette musique et ce qu’elle devient entre nos mains. Je pense à The Fall ou à notre groupe préféré, Eddy Current Suppression Ring. » Ça les éclate ça, les Shame. Comme le fait d’expérimenter, de déjouer les attentes et d’enregistrer les voix de Charlie avec un mac et un micro dans une chambre à coucher plutôt qu’en studio. « On n’a jamais voulu que notre disque sonne comme nos lives. On veut donner une bonne raison aux gens d’à la fois acheter notre album et venir nous voir en concert. »
L’injustice comme carburant
Steen parle de Bret Easton Ellis (Less Than Zero), d’Irvine Welsh (The Acid House), d’Hubert Selby Jr. et de son Last Exit to Brooklyn. « La violence, le côté obscur… Intense et sans censure. » De sa génération, celle de l’iPod shuffle qui switche des Beatles à A Tribe Called Quest. « Tout se mélange, partout, tout le temps, éclaircissent-ils d’une voix. Musicalement, culturellement, vestimentairement… Ça fait du bien. Même si les générations précédentes ont apprécié trouver une communauté à laquelle elles appartenaient vraiment. L’éclosion du punk, c’était s’ériger ensemble contre quelque chose. Mais tu n’as plus besoin maintenant de t’identifier à un groupe particulier pour manifester ton mécontentement et lutter. »
Shame a cependant l’esprit d’équipe. Pour preuve: les Chimney Shitters, les soirées de concert rock’n’roll qu’il organise depuis deux ans dans son QG, le Windmill, à Brixton. L’occasion de partager l’affiche avec quelques-uns des groupes les plus excitants du coin. Leurs potes de Goat Girl, des Dead Pretties… « Puis aussi la possibilité de ne pas jouer avec des trucs qu’on déteste. Dans le circuit londonien, quand tu veux jouer autant que nous, tu te retrouves à partager la soirée avec un duo folk, un groupe d’électro-pop… Personne n’est gagnant. Au début, on ne voyait notre salut que chez des mecs plus vieux. Ici, on se retrouve avec des gens de notre âge, de notre coin, intéressés par le même genre de musique. » Le Windmill est devenu une des pierres angulaires de la culture londonienne. Eddie y a travaillé à la porte. « Tous les soirs de la semaine, un représentant de maison de disques passait. Tim Perry, le promoteur et bookeur, travaille sans relâche pour s’assurer que l’endroit soit le repère, le poumon de la culture musicale londonienne. Et il l’est. Tu ne trouveras pas d’autres salles avec une prog aussi consistante. »
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A fortiori avec des groupes qui ont des choses à dire et n’hésitent plus à l’ouvrir. « De plus en plus d’artistes se lèvent et parlent du racisme, du sexisme auxquels ils ont été confrontés. La jeunesse fait face à tellement d’injustices honteuses qu’elle ne peut plus la boucler. Elles sont son carburant. On croise davantage de groupes intenses et viscéraux aujourd’hui qu’il y a cinq ou six ans. C’est le résultat des circonstances, de ce qui se passe politiquement. Ils influencent la manière qu’ont les gens de faire de la musique et forcément ce qu’ils ont envie de raconter. Ce qui nous fout en colère à Londres, c’est déjà l’idée de ne pas avoir accès à la propriété disons dans les 20 prochaines années. Chaque jour, des gens sont foutus dehors du quartier où ils ont grandi. Un scandale. Le Brexit aussi nous a mis en rogne. Mais je peux comprendre pourquoi les gens se sont laissés tenter par la droite et le repli. Tellement d’endroits dans le pays sont totalement oubliés. » Corbyn sera-t-il le sauveur de cette génération désenchantée? Eddie rechigne à placer en lui tous ses espoirs. « Le système est imprévisible et volatile. Si quelqu’un m’avait dit il y a cinq ans qu’on quitterait l’Europe, que Theresa May deviendrait Première ministre et que Trump serait le prochain président des États-Unis, je l’aurais vraiment pris pour un dingue. »
Ouvre les yeux
Aidés par Chilly des Palma Violets, clippés deux fois par Mica Levi de Micachu and The Shapes, les Shame ont déjà pas mal de bonnes histoires à raconter. À Brighton, Charlie a arraché un lustre en voulant s’y balancer à la Adam and The Ants. On les y a d’ailleurs menacés d’une amende de 700 livres. En Tchéquie, ils ont failli se faire tabasser par de grands costauds homophobes dans un bar bon marché pour avoir passé un clip d’Happy Meal Ltd. « On s’est mis à danser ensemble parce qu’on était bien défoncés. Et là, les types se sont levés et sont venus nous voir très agressivement en nous gueulant dessus en tchèque. Le mec a éteint ma cigarette sur sa main. Le serveur nous a dit: « Courez!« » En un an, les cinq Anglais dans le vent ont été dans davantage d’endroits que durant tout le reste de leur vie. « C’est ce qu’on veut, termine Eddie. Aller voir comment les choses se passent ailleurs. Sortir de cette bulle londonienne dans laquelle on est plongés depuis 20 ans. C’est bien d’être politiquement conscient et engagé, mais si tu n’as aucune idée de comment les gens vivent en dehors de ta ville et de pourquoi ils pensent comme ils le font, tu seras toujours un aveugle. »
Il y a dix ans, face à la vacuité de leurs textes, tous les groupes justifiaient leur absence d’engagement par leur ignorance et leur méconnaissance de la situation, qu’elle soit sociale ou politique. Dans l’Angleterre du Brexit, les Savages, Sleaford Mods et autres Fat White Family ne sont plus les seuls à se rebeller, à l’ouvrir, à mordre l’establishment et à cracher leur dégoût. La preuve par trois.
Idles (Bristol)
« The Best way to scare a Tory is to read and get rich« , martèle Joe Talbot sur Mother. Chanson inspirée par la mort de sa mère et épinglant la détérioration du système de santé britannique. Punks de Bristol, les cinq Idles n’ont pas leur langue en poche. Leur premier album, Brutalism, sorti en mars dernier, tacle en vigueur l’émiettement de la société civile et le démantèlement de l’État providence.
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Cabbage (Manchester)
Ils chantaient « Death to Donald Trump » avant même qu’il soit élu et intitulent leurs chansons Uber Capitalist Death Trade, Grim Up North Korea ou encore Necroflat in the Palace… Quelque part entre The Clash et la Fat White, Cabbage sortira prochainement son premier véritable album, enregistré à Liverpool avec James Skelly (The Coral). Engagé, déglingué et non dénué d’humour.
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Shopping (Londres)
Nouvel album à paraître le 19 janvier du remuant et souriant trio post-punk/no wave londonien, The Official Body s’attaque selon les principaux intéressés à ce que la société considère comme un corps « acceptable« . « La question de l’identité est au centre de Shopping et tout ce que je fais est politique« , garantit Rachel Aggs, chanteuse/guitariste black et queer. Avec Towel, Actual Crimes ou encore Skinny Girl Diet, la face gay et lesbienne de la lutte…
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