Sfinks, Esperanzah, Couleur Café…: fric et world music
Au lendemain du carton public de Couleur Café, alors que le Sfinks passe à la gratuité totale et qu’Esperanzah! limite les coûts artistiques, qu’en est-il de l’argent des musiques du monde?
« On a un principe sur lequel on ne transige pas: aucun cachet d’artiste ne dépasse les 30.000 euros. D’autant que les prix sont en augmentation permanente: on peut dire qu’en cinq ans, cela a pratiquement grimpé de 75%. » Boss d’Esperanzah!, Jean-Yves Laffineur a le mérite de ne pas pratiquer la langue de bois monétaire, celle davantage en cours dans le monde voisin du rock, où un festival mammouth à la Werchter crache des sommes folles: un million d’euros pour U2, disait l’invérifiable rumeur… Depuis les glorieuses années 90 qui furent aussi la décennie-phare de la world, tout ou presque a changé sur ce marché-là. Laffineur: « Parallèlement aux prix en hausse des têtes d’affiche, les cachets sur les découvertes ont tendance à se tasser: on paiera donc 500 euros pour un vrai débutant, alors qu’une nouveauté sur la grande scène est valorisée à environ 2500 euros. » Globalement, le budget d’Esperanzah!, qui pointe à un million d’unités, consacre « entre un quart et un tiers de l’argent » à l’artistique. « Pour l’immense majorité des groupes, le marché se tasse. On est moins dans l’exotisme qu’avant et les frais augmentent: l’avion, l’essence, les visas qui demandent souvent plus de temps, voire un avocat. Les subventions sont moins nombreuses, il y a la crise et des relents d’ultra-libéralisme. Je dirais que c’est en marche depuis une dizaine d’années », explique Michel Winter, agent et manager ès world depuis deux bonnes décennies. Récemment, il a « perdu » le Staff Benda Bilili, parti chez un autre management, et travaille maintenant avec un Staff bis (deux musiciens dissidents des précédents) auquel s’ajoutent les Congolais de Konono n°1 et une future découverte brésilienne, le tout sous certaines exigences « roots »: « Les gros labels, sauf exception, ne s’intéressent plus du tout aux artistes world, et on constate aussi que pas mal de groupes occidentaux font du copier-coller avec les musiques des pays émergents: du coup, l’organisateur d’un festival peut être tenté d’embaucher les « faux » tziganes plutôt que les vrais… »
Le prix du groove
« On pourrait accepter de casquer 300.000 euros (…) pour Santana, agrémenter le programme de quelques groupes secondaires, et on serait quasi sûr de faire un sold out. Mais ce n’est pas notre philosophie. » Au lendemain du Couleur Café le plus fréquenté de son histoire -82.300 entrées payantes-, Patrick Wallens digère le succès. Depuis pas mal d’années, CC a ouvert son menu initial des musiques du monde à différents courants soul-funk-hip hop-reggae, plutôt groove, pour une raison simple: « Les têtes d’affiche world étaient toujours les mêmes, il n’y a pratiquement pas de renouvellement, sauf quelques groupes qui arrivent avec une histoire forte -Amadou & Mariam, Staff Benda Bilili- et suscitent l’intérêt. » Un peu par accident -le retard de Patrice-, ce CC 2013 a (re)mis Salif Keita, le vétéran malien, sur la grande scène. « Il y avait moins de monde que pour Mackelmore & Ryan Lewis (sourire) mais cela a néanmoins fonctionné: le public peut être encore demandeur de world, mais généralement plus pour les groupes émergents. » Chaque année, Wallens pratique un sport extrêmement difficile: la chasse à la tête d’affiche, l’un des obstacles étant que les pas si nombreuses vedettes crossover sont aussi visées par d’autres festivals, parfois plus « rock ». Pour le raout de Tour & Taxis, la barrière supérieure à ne pas dépasser est autour de 100.000 euros. Donc, on n’est pas près d’y voir Santana ou, valeur semblable sur le marché, Jamiroquai.
Pour la première fois depuis sa création en 1975, le Sfinks, qui se tient fin juillet en province d’Anvers, sera intégralement gratuit. La décision est prise en février 2013 alors que le Ministère de la Communauté flamande vient de refuser son habituelle subvention au festival, 100.000 euros, soit un dixième du budget. Patrick De Groote, directeur du Sfinks: « Au départ, cela a été ressenti comme un échec par l’équipe du festival. On a réfléchi puis on a lancé la gratuité un peu comme une idée folle. On s’est alors rendu compte que beaucoup de familles, de jeunes, n’avaient plus les moyens de payer une entrée, même si nos prix restaient modestes: 50 euros le pass de trois jours en 2012. Dès que l’on a annoncé la nouvelle, on a été inondé d’e-mails de gens qui ne venaient plus depuis trois ou quatre ans, disant que c’était super et qu’ils seraient là! » Pour faire rentrer les 800.000 euros nécessaires au festival 2013, le Sfinks Mixed a donc laissé tomber les fameuses têtes d’affiche, les « Youssou N’Dour à 40 ou 50.000 euros », a ouvert le programme à quelques artistes flamands tels que Guido Belcanto, et considéré de plus près les musiques urbaines. Auxquelles, par exemple, un des fils de Bob Marley -Ky-Mani- se rattache cette année. Logé dans la petite ville de Boechout, le Sfinks bénéficie de l’aide de celle-ci, modeste en cash (5000 euros) mais généreuse en termes de matériel et services consentis. « Notre modèle économique vient du fait que l’on gère tout nous-mêmes: le camping comme la pâte à crêpes (sourire), la pub, le merchandising. On travaille avec 300 volontaires et on a des sponsors comme des distributeurs de boissons ou La Loterie Nationale, plus de petits investisseurs privés qui croient à notre projet. » Pour atteindre l’équilibre, le Sfinks a besoin de 40 à 45.000 visiteurs sur quatre jours -30 % en plus des habituels payants- « qui consommeront comme consomme une personne moyenne ». Verdict début août.
ESPERANZAH!, DU 2 AU 4 AOÛT À L’ABBAYE DE FLOREFFE, WWW.ESPERANZAH.BE
SFINKS MIXED, DU 25 AU 28 JUILLET À BOECHOUT, WWW.SFINKS.BE
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici