Scylla et Furax, les incorruptibles du rap, scellent 15 ans d’amitié avec un album en commun

A ma gauche, le Bruxellois Scylla; à ma droite, le Toulousain Furax Barbarossa : deux plumes, une même vision du rap
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Rimeurs aiguisés du rap francophone, le Bruxellois Scylla et le Toulousain Furax Barbarossa scellent quinze ans d’amitié avec Portes du désert. Un premier album en commun, où leurs plumes acrobatiques n’hésitent pas à se mettre à nu.

Ce sont deux visages bien connus du rap francophone. Pas des superstars, mais des piliers à leur manière. A ma gauche, Scylla, plume viscérale et voix d’ogre, made in BX; à ma droite, Furax Barbarossa, sicaire ombrageux du rap francophone, toujours basé à Toulouse. Entre les deux kickeurs quadras s’est nouée une amitié, une vraie. Elle dure depuis quoi?, quinze ans peut-être? Au minimum. Furax donne sa version: «Elle date de 2007. Ou 2008? Scylla est tombé sur l’un de mes titres, via un « collègue » à lui, Lams. Il a trouvé ça pas mal. Il a même dit « c’est de la bombe » (rires). Du coup, il n’est pas allé acheter le projet, il a préféré le télécharger sur un site pirate russe… Bref, il a quand même fini par m’adresser un message sur MySpace.»

Scylla continue: «Je me suis rendu compte à ce moment-là qu’il y avait déjà un message de sa part qui m’attendait, posté le même jour! Ce qui est quand même fou, parce que lui comme moi, on n’est pas trop du genre à envoyer des DM. Surtout à l’époque. L’ambiance dans le milieu pouvait être assez « hostile ». Chacun marchait un peu avec son clan Quelque temps plus tard, Furax passe par Bruxelles, pour tourner un clip avec un autre rappeur belge, L’Hexaler. Le soir, il retrouve Scylla à une émission radio, avant de prolonger ensemble le moment en studio. «On a directement enregistré deux titres.»

Mode commando

Entre-temps, ils en ont encore parsemé une petite dizaine d’autres au fil des années. Avant de publier enfin un album entier en commun. Tout juste sorti, il sera accompagné cet automne d’une tournée qui passera par l’Ancienne Belgique (après le sold out express de la première date, une deuxième a été ajoutée). Intitulé Portes du désert, il commence par une mise en contexte: «Combien de temps qu’on parle de faire ça?/On a laissé ce rêve et les années filer», entame Scylla. «Je croyais que tu finirais par te défiler», détaille même Furax… Alors, tant qu’à faire, les deux ont mis les formes.  

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Emballé en Dix jours, dix nuits, si l’on en croit le titre du morceau d’ouverture, l’album a été enregistré au Maroc. Pour l’occasion, Scylla et Furax se sont mis au vert, à 45 minutes de Marrakech, au pied de l’Atlas. «Une amie de Bruxelles, repartie vivre là-bas, m’a proposé de venir chez eux, raconte Scylla. C’est un endroit où ils font de la permaculture, rénovent l’habitat traditionnel. On est arrivés dans un lieu relativement confortable, avec piscine, etc. Mais en même temps, très beau et authentique.» Sur place, les deux tauliers s’installent dans une pièce à l’écart, isolé des lieux de vie. Avec pour seul matériel, deux micros et leurs laptops. «Et sans aucune isolation phonique, en devant composer avec la réverb’ de la pièce», rit Furax. Et aussi les aboiements des chiens et le chant du coq –présents sur le résultat final…

Francs-tireurs

Le duo débarque sur place les mains vides, sans avoir préparé le moindre texte, ni écouté la moindre production. Scylla: «On avait juste dit aux beatmakers où l’on partait, et ce que cela pouvait impliquer comme sonorités, sans tomber non plus dans le cliché exotique.» Une première session de trois jours les convainc d’enchaîner et de se tenir à un timing serré de dix jours, en mode commando. «C’est la première fois que je bosse aussi rapidement. Et ça fait vraiment du bien. Parfois, ça peut être frustrant de bosser sur des morceaux dont vous savez qu’ils ne sortiront parfois que deux ans plus tard…» Tels des moines shaolin, ils enquillent les morceaux, bossant quinze heures, seize heures par jour, entre chambrages mutuels et questionnements plus introspectifs. Petit à petit, une trame se dessine, tissée par les rimes teigneuses de deux rappeurs aussi passionnés qu’inclassables.  Deux francs-tireurs, fidèles à une certaine ligne de conduite rap. Quitte d’ailleurs ce que cette attitude les tienne à distance d’un succès plus important, davantage héros de l’ombre que tête d’affiche.

10 jours, 10 nuits, non loin de Marrakech, pour accoucher d’un album en commun

En 2018, un rappeur comme SCH invite par exemple Furax sur le premier volet de sa saga Jvlivs, déclarant à l’Abcdrduson: «Pour moi c’est un grand lyriciste, qui n’a pas eu l’exposition qu’il méritait. Ce n’est pas forcément ce qu’il cherchait d’ailleurs.» Quand on lui soumet la citation, l’intéressé fait mine de la découvrir: «Ah oui, il a dit ça? (sourire) Sympa de sa part. C’est vrai que j’ai refusé des propositions. Quand Lacrim est venu me voir il y a plus de dix ans pour faire un featuring avec lui et Mister You, je lui  ai répondu que ça ne m’intéressait pas. Je n’imaginais pas que ça pouvait m’amener autre chose. Est-ce que j’ai des regrets? C’est un grand mot. Mais bien sûr que j’aurais dû le faire ou signer en label.» 

Chacun son couloir

Scylla ne raconte pas autre chose: «Il y avait une méfiance envers le business. Souvent à raison. J’ai aussi reçu des sollicitations de pontes de l’industrie. J’ai étudié les contrats. Et j’ai bien dû constater que les fameuses clauses dont il fallait se méfier étaient systématiquement là. Ce qui est normal, c’est le jeu! Mais à partir du moment où je mets mon cœur sur la table, c’est difficile à accepter. Donc j’ai dû dire non à des propositions qui m’auraient donné sans doute une autre visibilité. Mais ce n’est pas grave, ça ne m’a pas empêché de franchir des étapes, de créer mon propre parcours.»

Dans le cas de Scylla, il l’a quand même amené à remplir aujourd’hui des Palais 12 ou à collaborer avec le Belgian National Orchestra (pour deux concerts à Bozar en novembre prochain). Et ce, sans avoir réellement bénéficié de la fameuse vague du rap belge des années 2010. «Je me souviens avoir sorti Masque de chair, en 2017, et sentir tout à coup une fracture. Soit vous rappiez « à l’ancienne », soit vous étiez dans la trap. J’avais l’impression de n’appartenir ni à l’un ni à l’autre. Je ne l’ai pas bien vécu.» En s’associant l’année suivante avec le musicien Sofiane Pamart pour le piano-voix de Pleine lune, Scylla finira par ouvrir une troisième voie. Et trouver un nouveau public. «J’ai créé en quelque sorte mon propre couloir. J’étais tellement inspiré avec Sofiane, je pouvais exprimer une autre partie de moi. Et je n’avais plus forcément envie de revenir à ce truc « rapologique » qui m’avait fait du mal.»  

Dégoût et décalage

Chassez le naturel, il revient cependant au galop. En retrouvant son pote Furax, Scylla retourne en quelque sorte à ses fondamentaux sur Portes du désert. «Parce qu’aujourd’hui, les choses se sont un peu débloquées, il y a de nouveau de la place pour tout, et pour tout le monde.»

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Un «retour au rap» de la part de deux «gardiens du temple»? A écouter un titre comme Memphis,  taclant la scène actuelle, on pourrait le croire. «Ce n’est pas un dégoût, mais plutôt un décalage par rapport à ce qui se vend le plus dans le rap aujourd’hui. Mais ça ne veut pas dire pour autant que c’était forcément mieux avant», insiste Furax. Puristes donc, mais pas intégristes pour autant. «Je ne fais pas du rap mon cheval de bataille, en proclamant de manière presque fasciste à quoi il doit correspondre, quels critères il doit remplir, assure Scylla. Je ne suis d’ailleurs pas sûr de les remplir moi-même.»

Pente glissante

A leur manière, Scylla et Furax n’hésitent en effet pas à secouer certains codes du genre. Ne serait-ce que musicalement, Portes du désert n’est pas tout à fait un album de rap comme les autres. Sur le fond aussi, il cultive sa singularité. Par exemple quand les deux rappeurs baissent la garde pour évoquer leur amitié. Furax à propos de Scylla, sur Gardiens Pt. 1: «Aujourd’hui comme hier, pour ce mec, j’ai bien trop d’estime/Parler comme ça d’un frère, est-ce innovant?» Le Toulousain confirme: «Oui, ce n’est pas le genre de thème qui est souvent abordé. Parce que c’est compliqué à faire, que vous pouvez vite tomber dans le gnangnan ou devenir gênant. Mais là, j’ai l’impression qu’on a trouvé le bon angle.»  

Ailleurs, le binôme glisse un extrait d’une interview de feu Jean d’Ormesson, évoquant la mort, sur La Reine des ombres. Ou se lance, avec Lettre au roi, dans un morceau de plus de sept minutes pour évoquer leur relation à la religion et la spiritualité. Furax: «C’est lui qui voulait absolument aborder ces questions-là.» Scylla: «J’ai conscience que c’est une pente glissante. Mais j’ai écrit tellement de morceaux que c’est très excitant de se retrouver devant ce genre de challenge. J’étais convaincu qu’on avait les outils. Et puis, d’autres l’ont fait avant nous. C’est aussi ça que j’ai toujours kiffé dans le rap: quand des gars, venant parfois de situations très dures, mettaient leur cœur sur la table, dévoilaient une forme de fragilité. En l’occurrence, la spiritualité est tellement là, en moi, de manière croissante. Différemment aussi. Je n’ai jamais été attaché au côté dogmatique. Même si quand vous vous engagez sur un chemin, il y a forcément un intérêt à lire ce que d’autres ont creusé avant  vous, tout ce travail que l’humanité a fourni. Mais cela ne veut pas dire qu’il y a des réponses toutes faites. Au contraire, dans ce qui reste un mystère absolu, il y a énormément de choses à explorer!»

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