Run The Jewels: « Trump est un monstre qu’on a créé nous-mêmes »

El-P (ici à gauche): "On croit profondément dans le show hip-hop "classique", et dans sa capacité à vous emmener vraiment très loin. Et si vous y mettez du coeur et de l'énergie, ça peut même donner quelque chose de vraiment spécial..." Killer Mike: "Notre ambition, c'est défoncer le micro, se marrer, point barre. Et si on doit vraiment dire quelque chose, on se contente de l'exprimer avec le coeur." © Timothy Saccenti
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Après un premier passage triomphal au printemps dernier, Run The Jewels revient pour deux soirs à l’AB. Discussion en exclu avec le duo le plus maousse costaud du rap US.

Comme dirait l’autre, il n’est pas de hasard, il est des rendez-vous. Celui entre Killer Mike et El-P, lors du mariage d’un pote en commun, en 2011, va donner naissance à l’un des duos les plus pétaradants de la scène rap actuelle: Run The Jewels. Depuis leur premier album, en 2013, la paire a ainsi enchaîné deux autres disques où les attaques soniques se doublent d’un humour fendard, distribuant les punchlines et autres bourre-pifs vocaux avec une énergie réjouissante. Et une alchimie rare.

Il s’en est pourtant fallu de peu: quand les deux se croisent, ils ont déjà un bon bout de carrière derrière eux. Et pas mal de désillusions à ruminer. Noir du Sud des États-Unis, Killer Mike (Michael Render dans le civil) s’est fait un nom sur la scène d’Atlanta, notamment aux côtés d’Outkast, mais sans jamais réussir tout à fait à « faire le break ». Blanc de Brooklyn, El-P (aka Jaime Meline) a lui creusé un rap indé, qui trouve alors de plus en plus difficilement sa place face aux blockbusters hip-hop. Quand, en 2012, il sort Cancer 4 Cure, l’album sonne d’ailleurs comme un ultime baroud d’honneur…

Cette année-là, il produit cependant aussi R.A.P. Music pour son nouveau pote, Killer Mike. C’est le déclic. Le disque se retrouve cité un peu partout dans les classements de fin d’année. La paire ne se lâchera plus. En lançant Run The Jewels, elle joue sur la spontanéité, les ego-trips cartoonesques et les délires de super-héros. Au fil du temps, le buddy movie se transforme. En filigrane, la charge devient plus politique. Killer Mike se retrouve par exemple au micro de CNN pour commenter les émeutes de Ferguson. En 2016, il fait campagne aux côtés de Bernie Sanders. Quand le troisième épisode des aventures de RTJ sort à la toute fin 2016, il prend forcément une tournure plus engagée.

Run The Jewels:

Les deux rappeurs, désormais quadras, ont beau toujours autant se marrer, Run The Jewels 3 sonne volontiers comme la bande-son du chaos du moment. « This machine kills fascists », avait indiqué le héros folk Woody Guthrie, à propos de sa guitare. À défaut de contrecarrer les extrémismes, le hip-hop anguleux de RTJ les tient au minimum à distance. Comme une sorte d’antidote rigolard à tous les Trump de la Terre.

Entre-temps, le binôme s’est lancé dans une longue tournée. Au festival de Glastonbury, notamment, c’est Jeremy Corbyn, le nouveau héros du Labour, qui a introduit le binôme sur scène -qui s’est empressé de dédier le concert aux victimes de l’incendie de la Grenfell Tower (plus de 80 morts, dans une tour de logements sociaux de l’ouest de Londres, le 14 juin dernier). En Belgique, Run The Jewels a déjà rempli une Ancienne Belgique au printemps. Avant de remettre le couvert, ces 5 et 6 novembre. Cela valait bien un coup de fil aux intéressés.

À l’âge où certains marquent le pas, vous êtes en pleine bourre. Est-ce que l’on profite mieux de ce genre de succès quand il arrive sur le tard?

Killer Mike: Sans doute, oui. Quand vous êtes plus jeune, vous avez facilement tendance à prendre toutes les choses qui vous arrivent pour acquises. Or ce n’est pas le cas. Pouvoir vivre de sa musique est quelque chose de précieux, qu’il faut protéger, et ne pas laisser pourrir, par exemple, par des questions d’ego. À cet égard, je pense qu’au-delà des disques de RTJ, les gens apprécient également le fait que l’on soit potes, ce pour quoi on se bat, la manière dont on s’investit à fond dans ce que l’on fait.

El-P: C’est vraiment l’un des aspects les plus cool de la situation actuelle. Au départ, nous n’avions aucune prétention, aucune grand plan ou aucune idée préconçue de ce que Run The Jewels allait devenir. On s’est juste contenté d’être qui on est. Qu’en agissant de la sorte, le public embraie, c’est vraiment une chance incroyable. On en est extrêmement reconnaissants… Vous savez, Mike et moi n’avons jamais arrêté de bosser, d’essayer d’être les meilleurs musiciens/rappeurs/artistes possibles. Aujourd’hui, cette démarche trouve un écho comme rarement auparavant. Mais cela aurait pu être différent. Pour le même prix, on aurait pu mettre fin à notre carrière. Expérimenter cette sorte de renaissance, voir ces gens se retrouver dans ce qu’on fait, c’est quelque chose que l’on ne pouvait que rêver.

Qui ont été vos modèles, ceux qui vous ont permis de tenir?

El-P: Oh, c’est compliqué. Il y en a tellement! Personnellement, j’ai grandi en écoutant toute la scène rap historique. Mais s’il s’agit de pointer plus précisément ceux qui nous inspirés en tant que groupe, ceux dont l’héritage et l’esprit nous ont modelés d’une certaine manière, on parle toujours de Run DMC. Deux MC et un DJ, qui écrasent tout sur scène: pour nous, c’est la formule magique. On croit profondément dans le show hip-hop « classique », et dans sa capacité à vous emmener vraiment très loin. Et si vous y mettez du coeur et de l’énergie, ça peut même donner quelque chose de vraiment spécial… Et puis, il y a ce truc particulier avec Run DMC, c’est que, gamin, ils vous donnaient l’impression que vous aussi, vous pouviez faire partie du truc. C’était juste des types normaux de New York, fringués en jeans. Quand ils sont arrivés, ils détonnaient. À l’époque, au début des années 80, tout le monde était habillé de manière extravagante, avec des looks punk complètement excentriques. C’était spectaculaire, mais aussi très intimidant: c’était plus compliqué de vous identifier. À l’inverse, Run DMC ne devaient pas en faire des tonnes, ou jouer les gros bras, pour faire passer une certaine puissance.

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« Kill your masters« , répétez-vous sur votre dernier album…

Killer Mike: Ce n’est pas littéral évidemment. L’idée est que le monde est rempli de choses qui peuvent ou veulent prendre le contrôle de votre vie: l’alcool, les drogues, mais aussi le besoin de se sentir reconnu, etc. Si toutes ces choses s’infiltrent dans votre esprit et finissent par en prendre les rênes, alors tuez-les. Ne pas vous soucier de ce que votre église pense de vous, de ce que votre voisin pense de vous, éliminer ce besoin d’être validé par ces choses extérieures, mettre de côté toutes ces choses qui vous rabaissent, vous écrasent: c’est seulement comme ça que l’on va pouvoir avancer. Car quand vous progressez en tant qu’individu, le monde progresse avec vous.

El-P: Le maître n’est pas forcément extérieur à vous. Il peut s’agir en effet de quelqu’un qui vous subjugue et vous hypnotise. Mais cela peut être également quelque chose qui fait partie de vous, et que vous devez combattre. Comme la dépression, par exemple. Plus généralement, c’est l’idée de prendre sa vie en main. Et ne laisser personne en prendre le contrôle. Je crois que c’est un principe important. Particulièrement aujourd’hui…

Run The Jewels:
© GETTY IMAGES

Killer Mike, vous avez grandi dans le Sud. Que pensez-vous des événements à Charlottesville et plus largement du débat autour des monuments d’anciens généraux confédérés?

C’est très simple: je crois que toute nation qui se lance dans un combat contre ma nation ne devrait pas avoir de monument la célébrant sur les places publiques. Si vous perdez, vous perdez. Si vous voulez accrocher un drapeau sudiste à la façade de votre maison, je n’ai aucun souci avec ça. C’est votre propriété privée, vous êtes chez vous. Et si vous m’invitez à votre barbecue, je viendrai même avec plaisir. Mais je ne peux pas concevoir que l’espace public intègre des monuments célébrant des personnes qui ont trahi le pays ou ont voulu le briser… Et puis, il faut aussi comprendre une chose, c’est que ces statues de généraux confédérés n’ont pas toujours été là. La plupart d’entre elles ont été érigées dans les années 60, en réaction au mouvement des droits civiques qui prenait de plus en plus d’ampleur. J’entends parfois aussi les arguments de ceux qui disent qu’en détruisant ces monuments, on nie une partie de notre Histoire, que l’on risque de finir par oublier. Mais ne vous inquiétez pas, tout le monde se souvient très bien de ce qu’ils ont essayé de faire: le génocide, l’esclavage, etc. Tous ces souvenirs, on peut les prendre et les ranger là où ils sont supposés être, c’est à dire au fond d’un musée ou dans les livres d’Histoire.

L’an dernier, vous expliquiez ne pas avoir été vraiment surpris par les résultats de l’élection présidentielle aux États-Unis. Alors que l’on arrive au bout de la première saison du « Trump show », est-ce toujours le cas?

El-P: Ce sont deux choses différentes. Personnellement, je n’ai en effet pas été étonné du tour qu’a pris cette élection. Ça ne m’empêche pas d’être sidéré par un an de gouvernance merdique. Après, cette situation ne vient pas de nulle part non plus. Elle est la conséquence d’une idée plus générale, qui survit depuis des centaines d’années. Aujourd’hui, elle se manifeste sous les traits de cet enfoiré de Trump, mais quelque chose de plus large est en jeu. Pour être clair, Trump est un phénomène monstrueux, mais c’est un monstre que l’on a créé nous-mêmes. Si vous avez été un peu attentif à l’Histoire, c’est difficile d’être réellement surpris de voir débarquer un type pareil. D’une certaine manière, il n’est que l’aboutissement d’un certain processus. Et il va falloir reprendre les choses à la base, pour ne pas voir ce genre de personnages proliférer à travers le monde.

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Vous qui tournez beaucoup, un peu partout, c’est quelque chose que vous avez pu constater?

El-P: Oui, certainement. Trump n’est pas un problème isolé. Vous pouvez retrouver la tendance un peu partout. Cela étant dit, ce que l’on voit en tournée, le public que l’on croise, ce sont d’abord des personnes ouvertes, tolérantes, qui croient dans la communauté, l’amour et le fun. Je sais bien que l’on peut avoir facilement l’impression que le monde s’enfonce aujourd’hui dans un état de dépression profonde, mais ce n’est pas forcément le sentiment que l’on a sur la route. On assiste plutôt à l’émergence de larges groupes de gens qui veulent vraiment le meilleur pour tout le monde, ne croient pas dans l’exclusion, mais dans une société multiculturelle. Très sincèrement, et étant pourtant plutôt pessimiste de nature, je suis obligé de vous avouer que le fait de voyager partout, de rencontrer tous ces gens, fait énormément de bien.

Au final, Run The Jewels est-il un groupe engagé, voire politique?

Killer Mike: J’entends bien votre question. Et clairement, la réponse est non. Je vous mets par exemple au défi de trouver un texte ou l’on parle de politique. Il est surtout question de fumer des pétards et de faire des blagues idiotes. Je pense que c’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle notre public est si diversifié. Personne n’a envie d’assister à une conférence. Notre ambition, c’est défoncer le micro, se marrer, point barre. Et si on doit vraiment dire quelque chose, on se contente de l’exprimer avec le coeur. Qu’il s’agisse d’évoquer la perte, l’amour, ou d’autres expériences personnelles du genre. Mais vous ne trouverez aucun grand discours, aucun chiffre, aucune statistique, etc. Vous ne pouvez pas être un rappeur politique et raconter en même temps toutes les conneries que nous racontons. Run The Jewels, c’est juste deux potes qui disent ce qui leur passe par la tête. Et si cela peut sonner parfois « engagé » aux oreilles de certains, ce n’est pas vraiment voulu. Franchement, si vous cherchez un disque politique, vous allez être déçu! (rires)

• Run The Jewels, Run The Jewels 3, distr. V2.

• En concert les 05 et 06/11, à l’Ancienne Belgique, Bruxelles.

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