Roméo Elvis, le matador
Sur son premier véritable album « solo », Chocolat, Roméo Elvis joue cartes sur table et fait feu de tout bois, à la fois raisonné, mais jamais vraiment raisonnable. Explications au bord de la piscine.
Nîmes. Devant les célèbres arènes, la statue de Nimeño II bombe le torse. Le soleil printanier allonge l’ombre du torero, suicidé à 37 ans: diminué après avoir été balancé en l’air par un taureau, le matador ne supportait plus d’avoir dû raccrocher les banderilles. Le monument est régulièrement vandalisé par les opposants à la tauromachie. Chaque fois, la mairie prend soin de réparer les dégâts. Certaines traditions restent sacrées…
Le taureau n’est toutefois pas le symbole de la ville: c’est le crocodile. Il figure sur les armoiries de l’ancienne cité romaine et sert même de monnaie locale (ici, on paie en krokos). On comprend mieux ce qu’est venu y faire Roméo Elvis, rappeur accro aux sauriens: ils sont tatoués sur son corps, griffés sur le tissu -celui de la célèbre marque de polo. « En vrai, c’est un pur hasard si on se retrouve ici! » À 1000 kilomètres de chez lui, le Bruxellois est venu préparer les prochaines scènes, avec une résidence et un premier concert de chauffe. Officiellement, la tournée démarrera le 19 avril au Zénith de Paris, à guichets fermés… Avant, il y aura eu la délivrance: concluant plusieurs semaines de teasing, Chocolat sort enfin, ce vendredi. Un premier album « solo », après deux EP (Bruxelles, c’est devenu la jungle et Famille nombreuse) et deux projets (et demi) en collaboration avec Le Motel (Morale 1, 2 et 2luxe).
Sur les réseaux, son auteur a eu du mal à cacher son impatience. Cet après-midi-là, au bord de la piscine d’un hôtel qui ne paie pas de mine, Roméo Elvis apparaît au contraire particulièrement zen. « Je me suis préparé aux critiques, à la vague médiatique, tout le truc. Je suis serein. » À ses côtés, l’entourage habituel est là: son manager, ses potes photographes de la Straussphere, son ingénieur son, ou encore, parmi les musiciens, Benoît Do Quang. Il y a trois ans, c’est lui qui réalisait la vidéo de Bruxelles arrive, le clip qui a allumé la mèche…
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Photo sur Insta, c’est obligé
Entre-temps, Roméo Elvis n’est plus simplement devenu le « porte-drapeau » d’un rap belge en pleine bourre. Désormais, c’est la France qui se précise toujours un peu plus. Ces derniers mois, le Bruxellois est donc monté au front. En outre, il a pu assister en direct au décollage de sa soeur Angèle. Et y participer: la vidéo de leur duo Tout oublier, élue clip de l’année aux dernières Victoires de la musique, a dépassé aujourd’hui les 60 millions de vues (!) sur YouTube. Alors, il fonce, et va au charbon. » Tout le monde me dit que j’ai pris un énorme coup de vieux depuis un an. Pourtant, je ne bois plus, je ne fume pas de tabac, je fais du sport. Mais c’est le rythme, la fatigue qui s’accumule. »
Il y a bien sûr la réalisation de Chocolat, album généreux et téméraire, qui ne se refuse rien (un titre en néerlandais? OK. Un morceau avec Damon Albarn? OK). Mais il y a aussi le poids d’une nouvelle notoriété. « Depuis Bruxelles arrive , ma vie a totalement changé. Pendant un an, chaque rencontre était une fierté. Mais depuis, ça ne s’est jamais vraiment arrêté. Je ne me plains pas, mais à la longue, c’est parfois pénible: quoi? une photo encore? vraiment? ici aussi?… » Avec deux parents artistes, Roméo Elvis a pourtant vu très tôt ce que la célébrité pouvait engendrer au quotidien. « C’est vrai. On en parle parfois avec ma soeur. Elle en souffre évidemment aussi. Mais elle se rend compte que c’est plus compliqué à gérer pour un caractère comme moi, alors qu’elle-même est immensément plus connue. Déjà, avec mon mètre 94 et ma grosse voix, je me fais directement capter quand je rentre quelque part. Et puis, je vis aussi à Bruxelles… » Il faut donc mettre en place deux-trois tactiques de base: éviter les heures de sortie d’école, jeter un coup d’oeil dans le reflet de la voiture d’en bas pour vérifier qui a sonné, y réfléchir à deux fois avant de rejoindre des potes à une terrasse, etc. « Après, ça reste un détail. Et en règle générale, les gens sont plutôt gentils. Le vrai problème, c’est le manque de liberté. »
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Et puis, il y a évidemment les réseaux sociaux. Avec tout ce qu’ils peuvent charrier comme effets pervers: la chasse aux likes ou la culture du clash permanent – « Le prix de la liberté, c’est la parole des imbéciles« , constate-t-il sur Coeur des hommes… Roméo Elvis ne peut pourtant s’en passer. Son utilisation est, certes, professionnelle, mais aussi générationnelle, nourrissant au quotidien l’Internet, en lien direct avec son public. Aujourd’hui, ils sont près de 900..000 abonnés à le suivre sur Instagram. Forcément, cela change un peu les choses. « À la base, on pèse même pas le poids de nos paroles« , rappait encore le Bruxellois sur Morale 2 (Pogo). C’est désormais devenu plus compliqué. Roméo Elvis l’a bien compris et assume son rôle d' »influenceur ». Par exemple en lançant une pétition pour la distribution de gourdes dans les écoles -la sienne ne la quitte pas. Ou en décourageant… la consommation de cannabis -alors que lui-même se roule une petite « douceur » pendant l’interview. » Faut pas commencer le chocolat/Et si tu le fais, faut toujours être à deux« , conseille-t-il. « J’ai tilté l’an dernier. Pas par rapport à ma consommation personnelle: c’est mon truc, je n’embête personne, je vis ma meilleure vie avec ça. Et puis, par rapport à mes acouphènes ou au stress, ça me permet de passer des nuits plus sereines… Mais je me pose des questions sur l’image que ça renvoie, aux effets que ça peut éventuellement avoir de me voir fumer des pétards dans une story Instagram. C’est bête, mais l’autre jour, par exemple, j’ai posté un message où je demandais d’aller liker la dernière photo de Marcel Desailly, mon footballeur préféré quand j’étais petit. À la base, je fais ça un peu pour rire. Mais je constate qu’il y a rapidement 600, 700 personnes qui suivent et qui vont mettre un coeur sur la photo. C’est mignon. Mais du coup, je réalise aussi que ce que je dis ou fais peut avoir un impact. »
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D’autant que la discussion s’emballe vite sur les réseaux. Il suffit de pas grand-chose pour que le débat tourne au pugilat et à l’insulte. « Le fait est que, quand il s’agit de critiquer, les gens sont souvent très inspirés, bien plus que quand ils veulent vous donner leur amour. » L’an dernier, par exemple, un freestyle balancé lors de l’émission Planète Rap, sur l’antenne de Skyrock, enflammait le réseau. Ce jour-là, Roméo Elvis avait utilisé les mots « pédés » et « négros » -« Tu t’es arrêté sur le pédé? Tu aimerais que je dise homo?/Pourtant j’ai entendu des pédés appeler des pédés avec le mot pédé, sans que ça offense les gens qui n’écoutent pas/Le truc, c’est qu’on est tous trop stressés. » La polémique n’a pas manqué. « Ça a été ma pire fête. Je me suis fait dégommer. J’en ai beaucoup souffert. Après, ça fait réfléchir et j’ai compris que je ne pouvais plus m’exprimer comme je le faisais avant, avec mes potes. Mais en attendant, je suis passé pour homophobe, sexiste, raciste. Alors que s’il y a quelqu’un qui se mouille dans le rap, c’est bien moi… » Sur Chocolat, c’est en effet le cas. Plus que jamais. Notamment avec le morceau La Belgique Afrique, qui risque de faire grincer quelques dents: à la fois personnel (il parle de son grand-père qui a travaillé au Congo) et politique (et, hop, une pique pour Theo Francken), le rappeur dénonce l’aveuglement de la Belgique par rapport à son passé colonial. Une cécité qui, en plus, a tendance à se transmettre de génération en génération: il démarre le morceau avec le son des chants racistes entamés dans le public lors du dernier festival Pukkelpop (« De Congo is van ons« )…
Roméo Elvis, rappeur responsable et engagé? « Disons que je ne peux pas clamer certaines choses sur Instagram (il avait traité Francken de « crasse du gouvernement », NDLR) et puis après faire semblant de rien dans ma musique, a fortiori sur un disque qui se veut complètement honnête. » Après une série de disques baptisés Morale, Chocolat serait en fait… celui qui l’est au final le plus? L’intéressé sourit…
Clown Chocolat
Car, en réalité, personne n’est dupe. Certes, Roméo Elvis fait peut-être plus attention à ce qu’il dit , mais il ne peut quand même s’empêcher de le dire. « Les yeux ouverts« , mais toujours un peu « inconscient« . Sorte de Belmondo sauce Dikkenek, il s’agite, se marre, à la fois lucide et fanfaron. Comme sur la pochette, qui n’aura pas manqué de faire parler d’elle. « Même les gens qui ne m’aiment pas ont vu ma tronche de con qui les provoque (rires). Du coup, ils en parlent, repostent l’image et, résultat, d’autres gens la voient, la commentent, etc. Ça a marché (sourire). »
Grande gueule aimant les projecteurs, Roméo Elvis ne s’épargne pas. De son parcours, il n’esquive rien: ni l’amour (Malade), ni la mort (En silence), ni les (grosses) conneries (194), ni les angoisses (« Je suis mon propre bourreau » sur Viseur). En outre, iI doit être le seul rappeur à ne pas jouer des bras pour revendiquer la première place -dans Solo, il se remémore le temps où il était « encore loin d’être le numéro deux dans mon pays« …
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L’homme aime les cascades, faire le show et amuser la galerie. On a d’ailleurs une théorie: et si le titre Chocolat n’évoquait pas seulement la drogue et la Belgique, mais aussi le… clown de la Belle Époque? Miroir inversé de cet artiste noir perdu dans un monde de Blancs, incarné à l’écran par Omar Sy, Roméo Elvis serait le rappeur blanc qui pratique une « musique de Noirs » (comme dirait Orelsan). Dans un autre inédit balancé à la radio, le Bruxellois constatait ainsi: « Je ne fais pas du rap pour les Blancs, genre showcase, vernissage/ Mais mon public est rarement métissé hors des festivals« … Celui qui se fait appeler Lil Iencli sur Twitter confirme: « Oui, ça me fait vraiment chier, mais c’est la réalité. J’espère que ça va changer. Ça arrive que, dans la rue, un jeune rebeu ou un jeune renoi m’accoste pour me dire qu’il écoute ma musique. Mais la plupart du temps, c’est plutôt un petit Blanc d’Uccle qui va à Decroly. Ce qui est cool, hein. Mais ça me frustre. Parce que je suis trop sociable et curieux. »
Confirmation le soir même, lors du concert: au Paloma de Nîmes, le public est (très) majoritairement blanc. Mais surtout enthousiaste. Pour ce premier test, Roméo Elvis n’a pas besoin de se chauffer. La scène, c’est son truc. Accompagné cette fois d’un groupe, il réussit à préserver l’énergie de ses tubes. En fin de concert, les 1 300 Nîmois présents reprennent Bruxelles arrive comme un seul homme. Le moment est forcément un peu surréaliste. Et émouvant: nous sommes le 22 mars, trois ans après les attentats qui ont frappé la capitale belge. Roméo Elvis ne l’a pas oublié. Touchant, il revient aussi sur ses acouphènes, qui lui pourrissent la vie. « Qui a pensé à mettre des bouchons ce soir? Qui? Faites-moi la promesse de ne plus jamais venir à un concert sans protections! » Torse nu, déchaîné, il saute dans le public et marche sur la foule, triomphant.
À ce moment-là, on repense à la statue de Nimeño, à l’intrépidité du torero. Roméo Elvis est le matador, ruisselant de sueur au milieu de la piste. Un peu téméraire, un peu inconscient aussi. À moins qu’il ne soit le taureau lâché dans l’arène. Lequel des deux va l’emporter?
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Distribué par Universal. ****
En concert entre autres le 20/04 à Forest National, le 14/07 au Dour festival…
« J’aime le rap, mais trop le danger pour faire comme tout le monde« , explique Roméo Elvis sur Bobo. De fait, avec Chocolat, le Bruxellois s’amuse à multiplier les invités, les producteurs (Todiefor, Vladimir Cauchemar, mais aussi toujours Le Motel) et surtout les terrains de jeu -chanson (Malade), pop tropicale (Soleil), électro dark (Trois étoiles), etc. Tout cela n’est pas très raisonnable, certes, mais le fait est que l’on ne s’ennuie jamais. Surtout, Chocolat est bien un vrai premier album. Avec ses fulgurances et aussi ses maladresses. C’est le disque d’un jeune adulte soldant ses comptes avec son adolescence agitée, à la fois grande gueule et frontalement sincère. Un album qui lui ressemble terriblement: c’est sa plus grande victoire.
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