Roméo Elvis et vertus: « À l’époque, j’avais beau dire que j’avais les idées claires, je pense que je n’étais pas encore prêt à rencontrer le succès »
Après deux années “compliquées”, le rappeur bruxellois entame son grand retour, avec Tout peut arriver, profitant de ses remises en question pour trouver un nouvel équilibre.
Ce jour-là, Roméo Elvis arbore un maillot de l’un de ses clubs de cœur. Pas celui de Liverpool, récent vainqueur de la FA Cup d’Angleterre et prochain finaliste de la Champions League. Mais celui du RWDM, toujours bloqué en Division 1B, après avoir perdu les barrages contre Seraing. On ne peut pas gagner à tous les coups…
Roméo s’apprête lui-même à remonter sur le terrain. Trois ans après Chocolat, il sort cette semaine Tout peut arriver. Le stress est là, forcément. Voire l’appréhension. “Oui, pour une fois, y a de l’angoisse. Avant, j’étais sans doute plus impétueux, plus jeune, j’avais la dalle. Maintenant, j’ai une autre vie. J’ai traversé deux années particulières. Je reviens avec un nouveau projet musical, une autre texture sonore. Donc oui, ça me fait flipper. Est-ce que les gens vont suivre?” C’est que la concurrence est acharnée, a fortiori dans une bulle rap hyperactive. De manière générale, la bataille de l’attention est rude. Comment ne pas se faire oublier d’un public ultrasollicité? Dernièrement, Marka, daron-chanteur, sortait un mini-documentaire sur sa tournée des villages. Il y explique notamment: “Quand tu es artiste, tu ne peux pas te faire oublier trop longtemps.” Qu’en pense le fiston? “Il a raison. C’est interdit. Surtout en 2022. Ou alors tu es Nekfeu ou PNL, et tu peux te permettre de cultiver le mystère.” Ce qui est, de toute façon, pas trop le genre de la maison, il faut bien l’avouer. Avec son mètre 94 et sa grande gueule -c’est lui qui le dit-, le rappeur bruxellois n’est pas susceptible de passer inaperçu. Même si certaines choses ont changé…
Faut-il rappeler l’ascension fulgurante de Roméo Johnny Elvis Kiki Van Laeken? Comment il a accompagné l’explosion du rap belge, devenant même l’une de ses principales têtes de gondole, grâce notamment à Morale 2, son projet avec Le Motel? En 2019, l’album Chocolat poussera le bouchon encore plus loin vers le succès mainstream. Un grosse production sur laquelle apparaissent notamment M ou Damon Albarn, et qui l’enverra faire une tournée des Zéniths français. À l’arrivée, c’est le disque d’or (en Belgique) et de platine (en France). Carton plein. Le revers n’en sera que plus violent…
Pause imposée
Il y a d’abord la pandémie, qui oblige à ralentir la cadence. Comme tout le monde, Roméo Elvis se retrouve confiné. Et puis, en septembre 2020, il y a la fameuse “affaire”. Sur Twitter, le rappeur est accusé d’agression sexuelle par une jeune femme. Rapidement, il reconnaît les faits: il explique regretter “sincèrement ce geste et surtout, je réitère publiquement les excuses déjà exprimées de nombreuses fois en privé et en personne”. Les partenariats tombent (les chocolats Galler), les collaborations aussi (Klub des Loosers). L’album en préparation est repoussé. Roméo disparaît des radars.
Neuf mois plus tard, il donne une première interview à Télérama. Dernièrement, c’est sur les ondes de France Inter qu’il s’est confié. Deux médias peu susceptibles d’être accusés d’être restés à l’écart du débat #MeToo… Malin. Aujourd’hui, au moment d’aborder le sujet, Roméo Elvis ne se débine pas. Certes, chaque mot est pesé. D’évidence, le discours a été répété. Mais est-il moins honnête pour autant? Dans son nouveau disque, il parle volontiers de pause “imposée”. “Je ne me voyais simplement pas continuer à faire de la musique, et fanfaronner. J’avais besoin de faire un break total pour trouver les forces nécessaires pour prendre mes responsabilités. Et revenir en assumant. Ne pas être là à vouloir minimiser ou justifier. Aujourd’hui, ce qui est important de dire, c’est qu’il y a eu une prise de conscience. Quand on fait une erreur, on n’élude pas, on réfléchit et on avance. En l’occurrence, j’ai suivi une thérapie, j’ai fait un travail sur moi, je me suis remis en question, sur la façon dont je me comportais. J’ai appris énormément de choses.” Roméo Elvis n’est probablement pas dupe: les “haters” continueront de ferrailler. Mais les autres? Ceux qui se sont mis à douter? Peut-être devraient-ils prendre en compte le mea culpa et envisager la sincérité de l’intéressé. D’autant que le disque corrobore l’hypothèse. La musique ne ment jamais, et sur Tout peut arriver, elle semble débarrassée de ce tout ce qui pouvait parfois paraître forcé. Pas complètement apaisée, mais désormais plus “alignée”.
Tout peut arriver n’est pas un disque de pénitence, mais plutôt de rédemption. Ce n’est pas plus mal. Roméo Elvis est assez intelligent que pour ne pas faire croire qu’il s’est transformé tout à coup en vieux sage -le morceau Rappeur préféré, et son ego trip hilarant à la Nelly: “Je suis plus rapide que Kylian/Plus riche que Bezos/Je chante mieux qu’Angèle”… Ni pour faire semblant qu’il a dénoué tous les fils d’un esprit volontiers torturé… Dans Flanchin, en ouverture, il paraphrase presque Kanye West et son fameux “I’m so gifted to find at finding what I don’t like the most” (sur son tube Runaway), en déclarant: “J’ai bien trop d’imagination quand il s’agit de penser à ce qui ne va pas.” “Complètement! C’est même l’essence de TPA, de l’expression “Tout peut arriver”. Pour moi, il y a la mentalité TPA et celle RNG, pour “Rien n’est grave”. Elles sont complémentaires. La première, consiste à penser trop, suranalyser tout tout le temps, mais du coup à être aussi prêt à toutes les éventualités, en permanence sur la balle, etc. RNG, à l’inverse, c’est laisser faire les choses, yolo , “on verra bien”. Avec le souci que ce sont aussi des gens souvent en retard, foireux.”
Énergie durable
TPA ou RNG, le yin ou le yang, c’est une question d’équilibre à trouver. Aujourd’hui, Roméo Elvis semble sans doute mieux outillé pour le trouver. Davantage en tout cas qu’à l’époque de Chocolat? Sur L’Adresse, il avoue: “Le mainstream, ça donne le tournis/Je me suis perdu dans la foire (…) J’ai trop laissé le diable danser/trop laissé les gens m’encenser.” “À l’époque, j’avais beau dire que j’avais les idées claires, je pense que je n’étais pas encore prêt à rencontrer le succès. Clairement, c’est une période où j’ai perdu pied. Avec le recul, je me dis que ça n’aurait pas été tenable sur la longueur. Aujourd’hui, je me sens mieux équipé.”
Les doutes et les inquiétudes sont toujours là, en premier lieu celle de ne pas retrouver le succès -“Les tendances changent, les trains s’enchaînent/Je ne suis pas sûr de monter dans le prochain” , explique-t-il sur le morceau Bien, juste après avoir confessé: “J’ai moins peur de la mort que de me faire oublier”. Mais ces peurs semblent désormais mieux domestiquées. À l’hyperactivité de Chocolat, partant volontiers dans tous les sens, succède ainsi un disque plus fluide, moins éparpillé. “Tout à fait. Je suis un peu plus low energy. Comme quand on se parle maintenant, il y a une énergie qui s’est stabilisée. Aujourd’hui, je suis au clair. Je suis bien. Et je crois que ça s’entend. C’est aussi un disque plus sincère. Le précédent l’était aussi, mais d’une autre manière, avec beaucoup de fougue. Ici, je pense que c’est une sincérité qui est moins lourde à accepter. Quelque part, j’en dis peut-être moins, mais j’en raconte plus. Parce que je me connais mieux.”
Dans ses textes, Roméo Elvis a toujours l’art du tacle bien placé ou de la vanne bien sentie. Mais en chargeant moins, tel un taureau lâché dans l’arène, comme il pouvait le faire auparavant. Notamment sur des terrains plus “politiques”. “Quand je relis certains de mes tweets aujourd’hui, j’ai un peu honte. Aujourd’hui, j’ai levé le pied, je suis moins virulent. J’ai appris qu’on n’était pas obligé d’avoir un avis sur tout. Ce n’est pas question de sujets tabous ou d’avoir peur de se mouiller, mais plutôt d’humilité devant des sujets que je ne maîtrise pas toujours assez.” Sur le morceau 13/12, il prend même les devants: “Je vérifie mes paroles/Je vais forcément offenser quelqu’un, donc désolé”. “C’est la réalité aujourd’hui. Surtout quand tu es quelqu’un de “connu”. Je sais très bien que même si je dis par exemple que j’adore quand il fait beau, certains vont mal le prendre (rires). Pour autant, je n’ai pas envie non plus d’être dans le “on ne peut plus rien dire”, c’est contre-productif. Au contraire, je veux aller à la rencontre de l’autre en disant: “OK, désolé si j’ai pu heurter, mais ouvrons le débat”.”
Klet charismatique
La meilleure illustration de cet état d’esprit est précisément Tout peut arriver, dont on peut imaginer que chaque phrase a été mûrement réfléchie, et qui, pourtant, sonne complètement libéré. Un disque sans le moindre invité, dont il a pris lui-même en charge une bonne partie des productions, s’émancipant dans une musique qui reste fidèle à la matrice rap tout en continuant à s’affranchir de ses codes, glissant vers la pop, la chanson. “Je suis passé par des années compliquées. J’ai dû faire attention à plein de choses, revoir ma façon de communiquer. Me mettre des limites, en quelque sorte. Et en même temps, musicalement, artistiquement, je ne me suis jamais senti aussi libre de faire ce que je voulais. En studio, j’avais l’impression d’être à poil durant toutes les sessions, c’était un vrai kif.”
Cela ne s’est pas fait du jour au lendemain. L’été dernier encore, Roméo Elvis a fini par jeter la quasi-totalité des morceaux qu’il avait engrangés pour repartir de zéro. C’est une discussion avec son camarade JeanJass qui a créé le déclic. “Il m’a donné un bon “coup de pioche” pour ouvrir la mine. Il m’a fait comprendre que j’étais en train de refaire Chocolat, à chercher le featuring qui pète, et forcer le tube à tout prix. Je n’exploitais pas vraiment mes richesses.” Le lendemain de cette conversation, Roméo va manger un bout avec son père, à la brasserie du quartier. “Quand je lui ai expliqué que j’avais eu un déclic et que j’allais recommencer tout l’album, il m’a avoué que c’était exactement pour ça qu’il voulait me voir! Lui aussi sentait que je ne partais pas dans la bonne direction.”
Encore une fois, à 29 ans, Roméo Elvis n’a pas foncièrement changé. Il s’est juste permis d’évoluer. Après tout, tout le monde y a droit. Surtout s’il s’agit de se rapprocher davantage de qui l’on est vraiment. “Je suis beaucoup de choses avant d’être moi”, chante… le paternel, dans son dernier album. Et lui, Roméo, quand il n’est pas le frère d’Angèle, le fils de Laurence Bibot et Marka, le mari de Lena, qui peut-il bien être? Il sourit: “Dans ma tête, je suis le glandu dont je parle dans La Clé . Le roi des glandus même! Je suis une klet, bourrée de charisme. C’est ce qui nourrit toute mon écriture, mon personnage. Mais je sais aussi que je suis gauche et maladroit. À la fin, je veux rester le plus sincère possible, c’est tout ce qui compte pour moi. Qu’on me fasse confiance.”
“Tout peut arriver”
Rap. Distribué par Universal. ****“Tu crois que je vais lâcher l’affaire?/Mais j’ai encore plus la dalle”, annonce Roméo Elvis, dès Flanchin, entrée en matière qui cerne d’emblée le terrain de jeu musical. Floutant toujours plus les lignes entre rap et mélodie pop, il n’a jamais semblé aussi à l’aise, ne cherchant plus à forcer à tout prix le tube. À la production, les noms sont connus -BBL, JeanJass, Todiefor, PHTrigano, Dee Eye, etc.-. Mais Roméo Elvis met aussi lui-même la main à la pâte, dans un disque sans featuring -“je voulais assumer ce disque de bout en bout” .On aura pu le lire plus haut, les deux dernières années ont été particulièrement “secouées” pour le Bruxellois. Sans jamais nier ses erreurs – “tout le mal que j’ai fait, faut que ça me serve à changer”, sur Maquette)-, il a le bon goût de ne pas se lamenter (“Je ne vais pas m’inventer des malheurs pour faire des chansons” sur 13/12) ou de faire l’impasse sur ses privilèges (“Heureusement que je suis né du bon côté”). Alors que le monde s’écroule (Fin du monde), que le sien en particulier a failli s’effondrer, il veut célébrer malgré tout -que cela soit l’amour ou ce foutu rap. “Il me faudrait une putain de nuit scandinave pour compter mes fautes”, avoue-t-il sur le troublant Bien, morceau-charnière d’un disque qui veut faire des grêlons qui s’abattent les “glaçons d’un cocktail”. Un album qui dit que, oui, Tout peut arriver. Y compris le meilleur.
En concert au Botanique le 07/06, au Dour festival le 17/07, etc.Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici