Rencontre avec le groupe Kikagaku Moyo, à l’aube de sa dernière tournée

Formé en 2012 dans un petit appartement tokyoïte, Kikagaku Moyo prend une dernière fois la route… © JAMIE WDZIEKONSKI
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Alors qu’ils rencontrent enfin le succès, les pourtant jeunes Japonais de Kikagaku Moyo sortent un dernier album et entament une ultime tournée. Zoom sur la scène underground nippone.

Le groupe de chevelus japonais l’avait annoncé en début d’année. Sorti le 8 mai, Kumoyo Island, le cinquième album de Kikagaku Moyo, sera aussi le dernier. Fer de lance de la scène psychédélique nippone avec son melting-pot de krautrock, de râga indien, de groove et d’acid folk, le gang de Tokyo au sommet de son art et de sa carrière a décidé de mettre pour une durée indéterminée la clé sous le paillasson. Suite à de longues discussions et après une tournée qui les mènera en Europe, aux États-Unis et au Japon, Kikagaku Moyo disparaîtra de la circulation. “La principale raison, c’est qu’on pense avoir atteint un pic en termes de succès, résume le batteur Go Kurosawa. A fortiori quand on bosse, comme on le fait, sans une grosse boîte de management. Quand tu grandis, tu grossis. On a eu l’opportunité de jouer devant 5 000 personnes pour soutenir Khruangbin et c’était déjà trop pour nous. Écrire, enregistrer, donner des concerts, composer, retourner en studio, tourner à nouveau… Une certaine forme de routine a fini par s’installer. Je pense qu’on a accompli ce qu’on voulait accomplir.

Mieux vaut mourir en plein vol que de s’éteindre à petit feu. Kikagaku Moyo avait fini par se retrouver là où il voulait aller. Un peu partout en somme… “On a toujours voulu s’exporter avec notre musique. L’emmener à l’étranger. Au départ, le principal obstacle, c’était qu’on ne savait pas comment ça marchait. Que ce soit en matière de logistique, de merchandising ou de démarches administratives. Oui, il y a un choc des cultures. Les spectateurs réagissent et se comportent différemment d’un pays à l’autre. D’une ville à l’autre même parfois. Sur les routes, on a fait la connaissance de gens qui n’avaient jamais rencontré de Japonais. Après, c’est la même chose pour tout le monde: se développer à l’international demande de l’investissement, de l’implication, de l’engagement.

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Contrairement à la plupart de ses homologues, Go Kurosawa parle anglais. Fils d’une prof de piano et d’un importateur de fleurs, il habite à Amsterdam et a étudié la musique dans le Colorado. C’est là-bas, aux États-Unis, qu’il a découvert la culture du Do It Yourself et des concerts chez l’habitant… “Quand on a lancé le groupe au Japon, on a essayé le circuit traditionnel. Mais le pay to play c’est compliqué quand t’as pas des masses de potes. Tu te retrouves obligé de vendre au minimum 20 tickets à environ 20 euros et si tu n’en fourgues que cinq, tu raques 300 boules pour jouer. On s’est tout de suite dit qu’on ne voulait pas s’enfoncer dans cette voie, que la musique devenait pour le coup un hobby un peu chéro. On a donc commencé à organiser nos propres événements. Et quand on filait dix balles aux groupes en fin de soirée, ils étaient tout contents. Tokyo est une ville gigantesque. Tu y es confronté à une énorme offre dans le domaine du divertissement et à une vraie saturation de l’information. Mais tu peux malgré tout y trouver ta niche.

Au niveau international, Kikagaku Moyo a commencé par l’Australie (“ une question de proximité géographique”) avant de participer en 2014 à l’Austin Psych Fest. Puis de s’attaquer à l’Angleterre et à l’Europe. “Il n’y a pas tant de groupes japonais qui s’exportent. La pandémie a rendu les choses encore un peu plus difficiles. Et on n’est pas reconnus par les autorités, qui préfèrent le kabuki, les jeux vidéo et les anime quand il s’agit de subventionner. Malgré tout, par rapport au reste de la musique asiatique, on est plutôt des privilégiés.

Quand ils ont commencé à chercher des dates à l’étranger, Go et Tomo Katsurada ont réalisé à quel point c’était compliqué. La plupart des groupes ne savent pas comment s’ouvrir les portes des marchés occidentaux. “Les Anglais et les Américains sont les têtes d’affiche de tous les festivals du monde. On s’est dit qu’on allait essayer de changer un peu la donne, tenter de rendre la musique japonaise accessible. Faire en sorte que quand tu découvres un groupe asiatique, ce ne soit pas dans un restaurant.Guruguru Brain, leur petite maison de disques au feel good sound, compte une trentaine de références. Parmi lesquelles les Japonais de Minami Deutsch et de Dhidalah, les Thaïlandais de Khana Bierbood et les Taïwanais de Mong Tong. “Le dénominateur commun, c’est l’originalité. Tout le monde est unique sur cette Terre. Mais il faut le montrer. Le faire sentir. Pour toucher les Occidentaux, tu as besoin d’un équilibre entre le familier et l’original. Il y a plein de chouettes groupes chez nous, mais ça ne veut pas dire pour autant qu’on va arriver à vendre leurs disques ou les faire tourner.

Vu d’Allemagne

Chanteur et guitariste teuton, Markus Acher (The Notwist) est bien placé pour parler de la scène japonaise. Il a monté un groupe, Spirit Fest, avec le duo tokyoïte Tenniscoats et a consacré en 2020 une compilation (Minna Miteru) à la musique indépendante nippone sur son label Alien Transistor en collaboration avec Morr Music. “Les premiers contacts avec le Japon remontent à 2006 et à un festival pour groupes allemands à Tokyo auquel on a participé avec Lali Puna. Je connaissais déjà quelques trucs: Pizzicato Five, Cornelius… L’easy listening, les musiques bruitistes. C’était très cliché en fait. Une vague extrême et un courant super cheesy. J’étais en quête de choses plus intéressantes. Moins naïves, moins radicales. Et je suis tombé sur la compilation Songs for Nao du label australien Chapter Music.

La compile mettait à l’honneur Tenniscoats et ses amis. “Beaucoup de groupes, de styles. Mais un feeling unique et une certaine manière de faire.” Acher insiste. L’exploration de la musique est compliquée au pays du Soleil-Levant. “On ne sait pas trop où chercher. Il faut déjà pouvoir déchiffrer l’écriture japonaise. Puis, Tenniscoats et ses amis par exemple se produisent dans des lieux qui n’accueillent généralement pas de concerts. Des petits endroits, des galeries, des restaurants. Une résidence d’artiste à la campagne, un marché artisanal… C’est vraiment du Do It Yourself, de la débrouille, de l’entraide. Les gens se rassemblent sur des manières alternatives de faire les choses.

Pour les musiciens qu’Acher connaît et côtoie, il est extrêmement difficile de vivre de leur art. “Souvent, ils bossent dans des bureaux, dans l’informatique.” Et en ce qui concerne l’export, ils n’ont pas leur sort en main. “Ils dépendent de l’extérieur. De ceux qui vont importer leur disque, les faire jouer dans leur pays.” Markus a confié à Saya Ueno de Tenniscoats la direction de Minna Miteru (A Compilation of Japanese Indie Music). Ce double album, c’est son idée, sa sélection, ses goûts, sa vision. Songs for Nao commençait à dater et il y avait une scène jeune, vivante et intéressante qui ne demandait qu’à être mise en évidence.”

Acher a toujours voulu sortir des disques qu’il aurait envie d’acheter. Les groupes indés japonais ont changé sa vision de la musique. “Au début, j’avais l’impression de découvrir des trésors cachés des années 60. La compo, les arrangements étaient dignes des Beatles, des Beach Boys mais étaient mélangés à des trucs très libres, expérimentaux. Parfois avec des musiciens au jeu fort rudimentaire. Ça rend le tout spécial, intime, touchant. On a tous en tête le cliché de la perfection japonaise. Mais là, il y avait ce goût de l’accident. Personnellement, la beauté trop propre m’ennuie.

À côté des rééditions de Tenniscoats et du deuxième volume de Minna Miteru prévu pour la rentrée, Alien Transistor sortira le 24 juin Alien Parade Japan, une collection d’indie pop et d’underground d’avant-garde mettant à l’honneur les bois et les cuivres. Acher veut créer des ponts. “L’échange est important et nécessaire. Parce que le Japon s’isole à nouveau. Ultranationalisme, sexisme, racisme. Pour les artistes, c’est compliqué. Mes amis qui ne sont pas des conservateurs souffrent.

Quit your band…

Arrivé en 2001 au Japon après avoir décroché un visa pour y enseigner l’anglais, le Britannique Ian Martin a organisé des concerts à Tokyo. Il y a ouvert un label, Call and Response Records, avec un faible pour le post-punk aux yeux bridés. Martin a un regard aiguisé sur la scène indé nippone. En 2017, il a même sorti un livre Quit Your Band! Musical Notes from the Japanese Underground. Il est impossible de faire le tour de la scène rock japonaise ou même tokyoïte. Donc, j’ai utilisé ma petite expérience pour essayer de comprendre ce que signifiait être un musicien indé dans ce pays, explique-t-il. J’allais voir des concerts mais je n’étais pas vraiment impliqué dans la musique en Angleterre. Ici, au Japon, elle m’a permis de m’intégrer. J’ai commencé par tenir un blog. Puis je me suis mis à écrire pour le Japan Times.

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En partant de Shonen Knife, groupe d’Osaka croisant depuis le début des années 80 l’esprit des girl groups à celui des Ramones, Martin s’est lancé à la découverte de la scène locale et s’est mis à arpenter les clubs de la ville. “C’était souvent des groupes d’étudiants et des salles d’une centaine de personnes dans lesquelles on se retrouvait généralement à une petite vingtaine. Tokyo est un endroit complètement fou et vertigineux. Il y a peut-être 800 ou 900 clubs en ville. Ce qui veut dire chaque soir un nombre incroyable de concerts et un paquet de trucs merdiques. Le plus gros problème, c’est trouver l’information. Il y a la barrière de la langue déjà. Mais aussi une réelle difficulté à se retrouver dans cette offre pléthorique. Le Fuji Rock a toujours l’un ou l’autre groupe plus underground et de temps en temps, l’un d’entre eux se fraie un chemin jusqu’à la télé, mais le rock indépendant est très peu relayé par les médias traditionnels. Tu finis par te dessiner ta propre carte de la musique en ville.”

Un des premiers trucs qui a bluffé Ian Martin, ce sont les rockeuses expérimentales de Nisennenmondai. “À l’époque émergeait toute une génération de groupes intéressants venant de l’ouest du pays, de villes comme Osaka ou Kyoto. Je pouvais y entendre du post-punk, du rock bruitiste et étrange des seventies à la This Heat. J’avais l’impression que ça allait marcher. Sony a sorti l’album d’Afrirampo (qui tournait avec Sonic Youth et Lightning Bolt, jouait avec Yoko Ono) . Mais ça s’est vite dégonflé du côté des majors. “Voilà, c’est bon! On a notre groupe de weirdos japonais hurleur, bruyant et criard.” Avec du recul, j’ai l’impression qu’un peu partout dans le monde c’était le dernier souffle de l’esthétique Generation X. Ce punk extrême, caustique et bruitiste qui allait à la confrontation. Les gens ont alors basculé vers quelque chose de beaucoup plus doux. Une espèce de renaissance de la city pop.” Les groupes tendus et underground n’ont pas disparu de la circulation. Ils sont juste privés des grandes avenues et des autoroutes de l’information. “À Tokyo, tu peux trouver tout ce que tu veux. Mais les groupes de rock qui marchent sont dans la costumade. C’est un peu le cosplay du post-punk. Peut-être que je suis devenu trop vieux ou que je ne cherche pas au bon endroit.

Si aujourd’hui la J-Pop obnubile les médias et si le rap est au Japon comme ailleurs la musique de la jeunesse, à quoi ont été biberonnés les rockeurs nippons? “Le Japon a sa propre histoire de la pop et du rock qui remonte au milieu du siècle dernier. Les jeunes musiciens ont un passé sur lequel construire. Il y a un stéréotype dans la manière qu’ont les Occidentaux de parler de l’Asie. Ils pensent à une espèce de folk ancestral teinté de religion. Mais c’est bien plus riche que ça.

Quand il était petit, Go Kurosawa a eu dans les oreilles un mélange de rock occidental et de musique traditionnelle. “Avec la culture propagandiste d’après-guerre, le rock était blanc, américain et anglais. C’est avec ça que j’ai grandi. Mais après, il y a eu aussi des groupes comme Can, Amon Düül. Plus que de la musique, c’était pour nous une histoire de communauté, de vivre ensemble.” Pendant deux ou trois ans, les membres de Kikagaku Moyo ont d’ailleurs partagé un logement dans le quartier de Koenji.

Dans les années 2000, ce qu’on connaissait ici de la musique au Japon se limitait quasiment au rock de Guitar Wolf et de Thee Michelle Gun Elephant, aux bidouillages de Cornelius, aux décors bruitistes de Boredoms, Melt Banana et Acid Mothers Temple. À quelques groupes aussi qui avaient réussi à se faire remarquer grâce au cinéma comme les 5.6.7.8’s (dans le Kill Bill de Tarantino) ou Boris (The Limits of Control de Jim Jarmusch). “ Les seules choses qui semblaient intéresser l’Occident étaient alors des groupes et des projets des années 90, se souvient Martin. Ça a changé aujourd’hui. Je me demande souvent comment se font les connexions mais des labels anglais sortent des disques japonais, et des festivals partout dans le monde débusquent des artistes que jamais avant ils n’auraient pu trouver.

Le 12/06 au Grand Mix (Tourcoing) et le 13/06 au Botanique.

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