Rencontre avec Étienne Daho: « J’ai toujours besoin et envie d’intensité »
À 67 ans, Étienne Daho conserve toute sa douceur et son enthousiasme. Orchestral et teinté d’électronique, Tirer la nuit sur les étoiles convie Ava Gardner, Vanessa Paradis, l’élan amoureux et la guerre en Ukraine…
Paname. Une petite pièce sans fenêtre (mais pleine de matos) dans les bureaux d’Universal. Pas grave. Étienne est solaire. Souriant. Avenant. Causant. Malgré sa pudeur légendaire, Étienne Daho valait bien le déplacement. Rencontre avec un artiste pop dont la musique n’a, comme lui, pas pris une ride.
C’était quoi l’idée avec ce nouveau disque?
Étienne Daho: Il n’y en avait pas. Au départ, je sortais du dernier Jane Birkin. C’était un gros sujet (elle y évoque la mort de sa fille Kate Barry, NDLR). Et l’accompagner dans ce projet a remué pas mal de choses. C’était assez particulier. Parce qu’il s’agissait d’une pièce de théâtre qu’elle avait écrite: Oh! Pardon tu dormais… Et transposer cette œuvre centrée sur le dialogue en chansons a été une gymnastique assez nouvelle qui m’a emmené vers de nouveaux territoires. Ensuite, j’ai bossé avec le duo italien Italoconnection, qui m’a envoyé une musique. Ce qui est devenu le morceau Virus X. Ça a été en quelque sorte le détonateur. Je sentais que les choses revenaient. J’ai commencé à travailler un peu de mon côté tout seul. Ensuite, une foultitude d’intervenants ont débarqué. C’est une aventure à beaucoup.
Pourquoi ces gens?
Étienne Daho: Plein de choses sont liées à l’instinct. Je ne peux pas les expliquer de manière rationnelle. Je sens qu’elles doivent être comme ça et pas autrement. J’ai toujours eu la sensation depuis le début d’être connecté. D’avoir des choses qui arrivent. C’est un secteur de ma vie, mon travail, qui est très fluide et très aisé. Il n’y a jamais trop de doutes. Les choses se mettent en route. Les bonnes personnes apparaissent.
Vanessa Paradis par exemple…
Étienne Daho: J’ai envoyé un texto quand même (il ponctue la réponse d’un de ses nombreux éclats de rire). Je lui ai demandé si elle voulait chanter avec moi et elle m’a dit oui sans même avoir écouté la chanson. C’est quelqu’un que je connais depuis longtemps. J’adore la personne, l’artiste, la voix. Il y a vraiment une familiarité. Je l’entendais quand j’ai commencé à écrire ce morceau. Déjà le thème, cette relation folle entre Ava Gardner et Frank Sinatra qui a donné son titre à l’album. J’ai vu un documentaire sur Ava Gardner qui racontait leur rencontre. Ils étaient un peu bourrés. Ils sont partis dans le désert et ils ont tiré au revolver sur les étoiles. J’ai trouvé ça tellement beau, tellement romanesque, tellement cinématographique. J’ai rangé ça dans un coin et quand j’ai eu cette première musique, il y a eu cette espèce de truc, cette exaltation qui m’a fait penser que c’était parfait pour développer cette petite vision, cette image. Vanessa était la personne idéale. Ça ne pouvait pas être quelqu’un d’autre.
Est-il facile de chanter l’amour? Le sujet le plus rabâché de l’Histoire de la musique…
Étienne Daho: Oui, l’amour ou son absence. Toutes les chansons parlent de ça de toute façon. C’est un sujet inépuisable. Dans l’amour, il y a la passion charnelle. L’amitié amoureuse. Les amours platoniques. Le couple traditionnel. Il y a l’amour qu’on met dans son travail. Celui qu’on a pour ses amis. Celui qu’on reçoit du public ou des gens qui nous apprécient. L’amour, c’est plein de choses. Ce n’est pas juste la relation à deux. Ce serait beaucoup trop triste, beaucoup trop ennuyeux.
Qu’est-ce qui rend pertinente une love song?
Étienne Daho: Quand quelqu’un l’écoute et te dit qu’elle est pour lui. Que c’est comme si il ou elle l’avait écrite. Bientôt, les morceaux vont devenir la propriété des gens qui vont y mettre leurs histoires et ils auront raison. C’est pour ça que je n’aime pas trop expliquer mes chansons. Ça casse vraiment l’élan de l’identification. Perso, je n’aime pas savoir. Je n’aime pas qu’on me dise. Tout simplement parce qu’après, elles ne sont plus à moi.
Vous aimez malgré tout beaucoup les biographies…
Étienne Daho: Quand des artistes m’intéressent, j’aime savoir comment ils traversent cette vie. Comment, aussi, on est traversé par des choses qui font qu’on va écrire des chansons, devenir un réalisateur de film ou écrire un roman. Les parcours d’artistes m’intéressent. Dans les meilleures bios, les plus honnêtes, il y a celle de Marianne Faithfull qui est géniale. Celle de Bobby Beausoleil aussi. Beausoleil est un des premiers meurtriers de la famille Manson. Il est toujours en taule d’ailleurs. Il a composé la musique des films de Kenneth Anger et joué dans ses films également. C’est assez étonnant et fascinant.
Votre conception de l’amour a beaucoup évolué avec le temps?
Étienne Daho: Vaste question. En tout cas, j’ai toujours besoin et envie d’intensité. C’est la réponse la plus honnête que je puisse donner. C’est vrai que je n’aime pas du tout Ne me quitte pas. Parce que je trouve que dans la relation, quand on gratte à la porte de l’autre, on a perdu. C’est foutu. Si on n’est pas le trophée, on est mort. On doit être le trophée sinon ça n’a pas de sens. Du moins pour moi… Apparemment, Brel aurait écrit cette chanson justement pour montrer cet aspect servile de l’amour. En faire une dénonciation. Alors peut-être… Perso, je trouve qu’il faut être dans la conquête.
Il y a un côté cinématographique dans les orchestrations du disque. Des films l’ont marqué?
Étienne Daho: Des livres aussi. Je pense à ma chanson Les Derniers Jours de pluie inspirée par Fil d’or de Suzy Solidor. Solidor, qui vient de Saint-Malo, était l’une des muses de Man Ray. On la voit souvent sur les photos de ce dernier avec un carré court blond coupé à la serpe. Connue comme chanteuse réaliste, elle a écrit deux bouquins obscurs, dont Fil d’or, récemment réédité. J’ai été complètement captivé par le style et par l’histoire. Ça commence en Orient et se termine dans les bars de Saint-Malo. Il y a beaucoup de bars dans cet album.
Ils ont été importants dans votre vie?
Étienne Daho: Oui. Comme les boîtes… Tous ces endroits où on se retrouve et où on refait le monde, où on parle et on échange. C’est différent d’autres lieux parce qu’on y boit. On est donc hors de soi d’une certaine manière. Davantage dans l’authenticité. On a tous une espèce de timidité ou de réserve. Les gens ne montrent pas qui ils sont vraiment. Il faut du temps. C’est ça qui est beau aussi. Prendre du temps pour découvrir quelqu’un. Je suis toujours resté assez attaché aux bars. Mais pour le moment, je ne peux pas. Parce que je ne suis pas très raisonnable. Si on commence, on y va quoi… Et comme j’ai beaucoup de travail, de sessions photos, faut que j’essaie d’encore faire un peu illusion.
Saint-Malo est très présent également.
Étienne Daho: C’est un retour aux sources. Saint-Malo est assez proche, 60 kilomètres, de Rennes où j’ai grandi. J’y ai passé plein de vacances. J’y terminais mes nuits en boîte. En 1983-84, j’avais déjà entièrement écrit mon deuxième album, La Notte, le disque de Week-end à Rome et Le Grand Sommeil, à Saint-Malo, Dinard et Saint-Lunaire. C’était donc comme retremper ma plume dans les embruns de ces endroits qui dégagent quelque chose de vraiment fort. La puissance des éléments qui vous font vous sentir super vivant. Il y a aussi la présence d’Unloved là-bas. Un groupe dont je chéris la musique et l’amitié.
Qu’est-ce qui vous a rapprochés?
Étienne Daho: J’y entends ce que j’aime. Phil Spector, les girl groups, la dream pop… Quand je vivais à Londres, j’ai traversé la ville pour assister à un de leurs DJ sets chez Rough Trade. Je suis arrivé trop tard. Et à un moment, je me dis: je me casse, j’en ai marre, j’aurai essayé. Souvent, j’ai eu des moments miraculeux et beaucoup de chance dans ma vie. Mais là, je me retourne et je tombe sur un membre du groupe. Je me présente pas. Je lui dis que je suis venu, que je ne peux pas rentrer mais que j’adore leur disque, que je n’ai pas été aussi amoureux depuis longtemps d’un album. Ils ont pris mon adresse mail. Je pensais que c’était une pure politesse pour se débarrasser de moi, qu’ils me prenaient pour un fan hystéro. Mais quatre jours après, j’ai reçu un mail. “On revient à Londres. Voyons-nous.” Du coup, on s’est vus. On s’est plu. Et on a fait de la musique ensemble. Ils ont travaillé sur mon album précédent. J’ai chanté sur leur disque. On a fait des duos. On ne se quitte plus. On a bossé ensemble sur trois chansons de l’album. Comme je ne vois que les gens avec lesquels je travaille, j’essaie de me démerder pour ne bosser qu’avec des amis.
Certains projet avec Mazzy Star, les Pet Shop Boys, Jesus and Mary Chain n’ont pas abouti… Pourquoi?
Étienne Daho: C’est une bonne question. Je ne sais pas. Les choses ne se font pas tout simplement. Dans le cas de Mazzy Star, on avait passé plus d’une semaine à Londres avec David Roback à bosser sur des chansons. J’ai toujours les maquettes qui étaient super. Je l’avais rencontré à Paris quand il était venu présenter un film d’Olivier Assayas dont il avait composé la musique. Il m’a dit: “Tu viens quand tu veux.” Et un jour, j’ai appelé et j’ai dit: j’arrive. Mais après, on est tous les deux partis sur autre chose. Jesus and Mary Chain, ça n’avait pas beaucoup avancé. J’avais revu Jim Reid. On s’était pas mal parlé. Mais on ne s’est pas rappelés. Je ne suis pas frustré ou déçu. Je fais le plus possible de pas de côté. Ça m’amuse et ça me plaît. Puis si les choses doivent se faire, elles se font. Ça peut être Le Vilain Petit Canard ou Le Condamné à mort avec Jeanne Moreau. J’aime les projets qui ne sont pas des projets d’album mais qui mobilisent beaucoup de temps et qu’on fait avec autant d’intensité. Dans mon parcours, il y aussi de la production pour les autres. Beaucoup de choses en fait. Arriver à me mobiliser pour faire un album pour moi devient de plus en plus compliqué. Parfois, je me dis que j’aimerais bien prendre un bouquin qui tombe, regarder le plafond. Avoir du temps sans culpabilité ou sans projet. Je n’y arrive pas. Je me fais tout le temps tirer sur la manche par quelqu’un. Et en fait, c’est excitant.
Vous êtes issu du rock rennais des années 80. Qu’est-ce qui vous a fait basculer vers la pop?
Étienne Daho: Moi, j’ai été élevé avec la Motown, les yéyé, le rock anglais, Frank Sinatra, Elvis Presley, Burt Bacharach. Quand j’ai été en âge de me faire un peu les oreilles, à 13 ans, j’ai écouté le premier album de Pink Floyd et je suis tombé amoureux de Syd Barrett. Après, la deuxième baffe, ça a été le Velvet Underground. Un monde s’est ouvert. J’ai rencontré beaucoup de gens qui ont été importants pour moi. Parfois, on a même collaboré. Mais Lou Reed, je l’ai toujours évité. On a essayé de nous présenter. J’avais une trouille bleue de le croiser. Tout le monde me disait qu’il était désagréable. J’avais peur d’être “défané”. Et en fait, il me connaissait. Je l’ai appris de manière fortuite. J’avais donné une interview avec Benjamin Biolay. Et la journaliste m’avait glissé: il faut absolument que je vous explique ce que nananana a dit sur vous. J’avais pas compris le nom. J’ai pas osé demander. Comme son enregistrement n’a pas fonctionné, elle m’a recontacté. “Ilfaut vraiment que je vous fasse parvenir le mail que Lou Reed m’a envoyé à votre sujet.” J’étais là tout en grattage de tête. Il disait des trucs merveilleux sur moi. Que ma voix, c’était comme boire une coupe de champagne en regardant un coucher de soleil.
Vous avez été profondément marqué, vous, par la voix de Chet Baker et des grands chanteur brésiliens.
Étienne Daho: Ce sont des voix d’hommes qui ne forcent pas le trait. Ils disent des choses qui peuvent être terribles. Mais ils crient en silence. Ça m’a vachement inspiré. Je trouvais ça très viril. Ça commence avec l’album que tout le monde connaît de Stan Getz et João Gilberto. Il y a des artistes comme ça ou des disques qu’on a tellement entendus, qu’on ne réalise plus à quel point ils sont beaux. Il y a un truc d’équilibriste dans ces voix, oui. Mais moi, j’ai toujours chanté comme je parlais. Je sortais de la fac, j’ai télescopé un micro et j’ai chanté.
Le Chant des idoles a été inspiré par la guerre en Ukraine?
Étienne Daho: À propos de ce morceau, quelqu’un m’a demandé si j’étais fâché avec mes fans. Parfois, c’est surprenant la manière dont on comprend ou saisit une chanson. Je n’aime pas expliquer les miennes, mais là j’étais obligé de dire que ce n’était pas ça: c’est l’histoire de quelqu’un qui est attrapé dans l’horreur inimaginable de cette guerre et obligé de s’enfuir pour refaire sa vie.
Comment il voit ce monde de brutes, Étienne Daho?
Étienne Daho: Je pense qu’on est assaillis par plein de choses, qu’on a un tas de trucs à disposition. Et que pour faire son monde, il faut trier. Il faut être maître de son espace et ne pas subir. Les gens passent leur temps à dire: je n’aime pas ceci, je n’aime pas cela. Je n’aime pas l’autre. Mais on peut vraiment choisir beaucoup de choses. Évidemment, des contextes nous obligent à un certain mode de vie ou à supporter certains trucs. Mais on peut se protéger un peu plus qu’on ne le fait.
Notre critique du nouvel album d’Étienne Daho, Tirer la nuit sur les étoiles
Fabriqué entre l’été 2021 et l’automne 2022 à Paris, Saint-Malo et Londres (passage pour les cordes à Abbey Road, avec quelques parties de piano enregistrées sur celui de Lennon), le nouvel Étienne Daho est un album pop à la fois orchestral, électronique et iodé. Avec des images maritimes de plage, de vagues, de phare, Daho parle de guerre en Ukraine, d’après-Covid. Mais surtout d’élan amoureux. “Je jouerai à tous les hommes de ta vie que j’incarnerai à l’envi”, promet-il sur Boyfriend. “Nul besoin de me démasquer. Car je ne ressemble à aucun de tes ex” (sur le contagieux Virus X). Un joli disque avec du Burt Bacharach, une chanson en anglais (I’ve Been Thinking about You) et une pléthore d’invités (Unloved, Yan Wagner, Vanessa Paradis…).
En concert le 02/12 à Forest National (Bruxelles) et le 05/12 au Zénith de Lille.
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