Pop philo (2/7): Être l’autre, fantasme inaccesible…
Chaque semaine, un philosophe planche sur une question existentielle de la pop. Aujourd’hui, Why Can’t I Be You? de The Cure.
Le 13 mai 1871, Arthur Rimbaud envoyait à Georges Izambard, son ancien professeur au Collège de Charleville, une brève lettre dans laquelle il lui affirmait son désir de vivre en poète et de « pratiquer le dérèglement de tous les sens ». À ses yeux, cela impliquait un refus capital: celui de continuer à dire « Je pense« ; il faudrait dire « On me pense« , écrivait-il, car « Je est un autre » -c’est-à-dire: je n’est pas moi. Dans Why Can’t I Be You?, le premier single tiré de Kiss Me Kiss Me Kiss Me, leur septième album, The Cure semblait reprendre à son compte la profession de foi de Rimbaud, mais en y ajoutant le caveat pop par excellence: le désir.
Si « Je est un autre », il est d’abord celui de la personne que l’on désire -et que l’on désire parce qu’elle est l’incarnation d’une perfection dont on ne pourra jamais se targuer, à savoir la perfection d’être soi-même. Les synthétiseurs sautillants du morceau laissaient toutefois entendre qu’il n’était pas exclu que la chanson dût être comprise comme une plaisanterie ironique, et que les hyperboles amoureuses chantées par Robert Smith n’exprimassent qu’une forme à peine voilée de mépris. « Everything you do is simply kissable » (« Tout ce que tu fais est à embrasser« ), couinait-il, avant de rajouter, comme s’il s’agissait de l’inévitable conclusion qu’il fallait tirer de ce constat: « Why can’t I be you? » (« Pourquoi ne puis-je être toi?« ).
Être quelqu’un d’autre est un fantasme dont la première condition est d’oublier que nous ne sommes déjà pas nous-mêmes -et que la seule chose à laquelle nous puissions aspirer est que cette déprise fasse de nous des poètes. Le désir amoureux, laissait sous-entendre la chanson de The Cure, pouvait en constituer un assez bon substitut pour tous ceux qui n’avaient pas la force de se faire « voyants » comme Rimbaud -même si c’était un substitut un peu kitsch. « You’re simply elegant » (« Tu es juste classe« ): l’autre, parfois, est aussi dérisoire que le soi-même.
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En 1987, les corbeaux new wave de The Cure assument leur coming out pop avec l’album Kiss Me Kiss Me Kiss Me. Notamment avec le single Why Can’t I Be You?, dont le clip singe les chorégraphies de boys band comme Wham!Chaque semaine, un philosophe planche sur une question existentielle de la pop.
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