
Pierre Lapointe, chanteur “démodé”: “On a tous quelque chose à réparer”
Avec son dernier album, Dix chansons démodées pour ceux qui ont le cœur abîmé, le Québécois Pierre Lapointe marche dans les pas d’Aznavour, Barbara, Brel et consorts. Un exercice de style plein de panache et de poésie. Rencontre avec un artiste flamboyant, avant son concert au Cirque royal le 8 mai prochain.
Pierre Lapointe ne manque pas de lucidité. «J’ai l’impression que les Français aiment ce que je fais. Enfin, pas le grand public. Mais dans le milieu de la musique, je suis très connu.» De fait, le Québécois a beau avoir commis une quinzaine d’albums (en à peine 20 ans), accumulé les Felix (l’équivalent des Victoires), collaboré aussi bien avec Clara Luciani que Sophie Calle, été jury dans La Voix (The Voice de ce côté-ci de l’Atlantique), et être devenu Chevalier de l’Ordre des arts et des lettres, il reste encore mal identifié par le public francophone européen. Cela pourrait cependant peut-être enfin changer. En début d’année, Pierre Lapointe sortait Dix chansons démodées pour ceux qui ont le cœur abîmé, nouvel album flamboyant qui convoque tous les fantômes de la «grande chanson française», d’Aznavour à Brel, de Barbara à Michel Legrand.
Ce disque, Pierre Lapointe l’a imaginé en 2020, durant le confinement –« eh oui, un autre projet de pandémie, un de plus». Il profite alors d’un circuit musical à l’arrêt pour poser les esquisses de mélodies délicieusement surannées. «Je me suis pris au jeu. En six jours, j’avais quasi huit chansons.» Quand l’ombre du Covid s’éloigne, Pierre Lapointe range cependant ces inédits dans un tiroir et reprend le fil de son agenda frénétique. Jusqu’à ce que son manager Laurent Saulnier, ex-grand manitou des Francos de Montréal, l’incite à ressortir ses fameux essais. «Il sentait dans le public une soif pour ce genre de grande chanson à texte.»
Pierre Lapointe retravaille alors ses ébauches, les étoffe et les complète avec d’autres titres. Le tout conçu «dans un esprit très mathématique», et enregistré «en un mois, à raison de trois jours par semaine, de 9 à 5 heures, un peu en riant». Tel un exercice imposé, qui éviterait le pastiche et l’artifice rétro creux. «L’autre jour, j’ai croisé le manager d’une grande star française, qui a été longtemps directeur artistique. Il me disait: « Un disque comme le tien, aucun Français n’est capable de le faire aujourd’hui. Cela fait pourtant 20 ans que je rêve d’un album comme Jacques Canetti en faisait à la grande époque (NDLR: producteur français qui a travaillé avec Piaf, Brassens, Brel, Gainsbourg, etc.). Mais chaque fois que quelqu’un se lance, même pas arrivé à mi-chemin, il recule. Il a peur que cela passe pour ringard ou trop connoté. » Disons que j’ai l’avantage d’avoir le recul de l’étranger. Et en même temps, la chanson française fait vraiment partie de la culture québécoise.»
Dès son premier titre, le nouvel album de Pierre Lapointe affiche ainsi ses intentions, enchaînant les grands effets romantiques, parlant avec fougue et poésie. Le tout dans un geste à la fois savant et touchant, à l’image d’un artiste qui n’a jamais voulu trancher entre audaces artistiques et goût du populaire. «Ce qui me fait le plus plaisir, c’est que, malgré le fait d’avoir conçu le disque en tirant sur des ficelles bien précises, au final, ce que les gens reçoivent, c’est quand même une grande claque. Cela me ravit. Cela veut dire que je suis arrivé à un moment dans ma vie où, même quand j’essaie de faire des exercices de style, ce qui ressort, c’est l’émotion. Et après tout, pour moi, ça reste le but premier, émouvoir les gens…»
Ce n’est pas déstabilisant pour un auteur? Se rendre compte qu’un projet qui aurait pu passer pour une simple récréation résonne autant chez le public?
Mais ce métier n’est fait que de ça! Vous pensez faire le disque de votre vie, et tout le monde s’en fout. Sur scène, vous vous sentez comme une merde, et les gens ressortent les yeux mouillés… Cela fait 20 ans que je me fais balancer comme ça, d’un côté à l’autre. En gros, on n’est maître de rien. A part du travail et de la rigueur qu’on peut s’imposer.
Vous produisez d’ailleurs beaucoup. Comment garder l’énergie et l’inspiration?
En essayant de rester toujours éveillé. Ce que je fais en écoutant de la musique ou en allant voir des expos, du théâtre, des films, etc. J’achète des œuvres d’art ou des objets design que je ne suis pas sûr d’aimer. Je porte des vêtements que je trouve étranges ou inconfortables, pour voir l’impact qu’il ont sur moi. Tout ça, c’est du jeu. Mais j’essaie aussi simplement de vivre des choses, d’aller vers les autres, etc. Je veux rester à l’affût.
Adulte, j’ai prévenu mon entourage: à partir de maintenant, cassez-vous parce que tout va voler, tout va péter!
Vous savez d’où vient cette curiosité?
Pendant mon enfance et mon adolescence, je me suis ennuyé comme ce n’était pas permis. Donc à partir du moment où je suis devenu adulte, je me suis fait violence pour compenser les années où je m’étais tant fait chier. Je n’étais pas bon à l’école. J’ai grandi dans un milieu où mes parents n’avaient pas les outils pour m’aider. Ils m’aiment énormément. Mais avoir un enfant comme moi dans une famille pareille, c’était un peu déstabilisant. Je leur en ai longtemps voulu. Je leur balançais que c’était difficile pour moi d’avoir des parents comme eux. Puis à un moment, j’ai dû admettre que ça devait être aussi très difficile pour eux d’avoir un fils comme moi… J’ai dû apprendre à les connaître. Et de mon côté, il a fallu que je réalise que ce n’était pas moi qui étais trop con, ou trop lent, etc., mais que je n’évoluais juste pas dans le bon environnement. Donc arrivé à l’âge adulte, je les ai prévenus: à partir de maintenant, cassez-vous parce que tout va voler, tout va péter! Et j’ai tout fait exploser. Cela a marché extrêmement vite, extrêmement fort. Parce que j’avais cette espèce de rage, ce désir de vengeance.
Vengeance, le mot est fort…
Oui. Pas envers quelqu’un. Envers la vie. Envers tous ces moments où j’ai porté la honte d’être gay, où j’ai plié devant la pression de correspondre à quelque chose qui ne me ressemblait pas. Les moments aussi où j’ai accepté de penser que j’étais stupide parce que je n’étais pas bon à l’école.
C’est parfois plus simple d’en vouloir à quelqu’un de précis…
C’est vrai, ce n’est pas évident. Aujourd’hui, je peux en parler, mais quand j’ai sorti La Forêt des mal aimés (NDLR: son deuxième album, sorti en 2006), deux mois avant, je n’étais plus capable de marcher. J’étais en burnout total, totalement épuisé. J’avais travaillé comme un fou, mû par cette envie de vengeance. Mais aussi parce que je pensais que devenir connu et avoir du succès allait régler tous les soucis avec ma famille. Finalement, ça n’a rien réparé du tout. Au contraire, cela n’a fait qu’agrandir le fossé et amplifié les problèmes. Cela m’a pris presque dix ans avant d’aller bien.
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Ce disque-ci, que vous a-t-il apporté?
J’ai des amis qui, à chaque fois qu’ils sortent album, ont l’impression de jouer leur vie. Ce n’est pas mon cas. Pour aboutir à ses 20 classiques, Aznavour a écrit 2.000 chansons. A partir de là, dans ma tête, quand il y a une ou deux grandes chansons sur un album, c’est bon, j’ai fait mon travail. C’est la fameuse règle des 10.000 heures de pratique qui font qu’à un moment vous maîtrisez votre discipline. Comme les Beatles, qui donnaient des concerts à la chaîne quand ils étaient à Hambourg, jusqu’à s’écrouler sur scène. Ce n’est pas une affaire de quantité, c’est une affaire d’expérience. Je veux devenir un grand auteur. Et pour cela, il faut que j’écrive et que je sorte des albums. Je me rappelle que, quand j’ai sorti Les Sentiments humains, en 2009, les journalistes me parlaient déjà comme si j’étais fini. Ils avaient le droit de moins aimer ce disque-là. Mais en attendant, ce n’était que mon troisième album. Je n’avais encore rien dit. Il y a des architectes ou des artistes visuels qui ne commencent à être intéressants qu’après 45 ans. Donc que m’apporte cet album-ci? C’est une pierre de plus à l’édifice que j’essaie de construire. Mais je sais que c’est très prétentieux ce que je raconte…
Pourquoi un Québécois né en 1981 s’intéresse-t-il autant à la chanson française des années 1950, 1960, 1970?
J’ai toujours dit qu’en musique, j’avais deux papas et deux mamans. Une maman québécoise, Diane Dufresne, pour la liberté et l’excentricité. Un papa québécois, Robert Charlebois, pour le rythme et le côté révolutionnaire. Une maman française, Barbara, pour l’émotion pure. Et un papa français, Gainsbourg, pour le côté esthète. Vous pouvez y ajouter des gens comme Bashung ou Brigitte Fontaine. Ce sont eux qui m’ont amené à écrire ma première chanson. Mais au départ, dans ma tête, je n’étais pas un chanteur. J’étais un artiste visuel qui faisait des chansons. Mon «idéologie artistique», je l’ai construite à partir de ce que j’ai compris du Bauhaus par exemple, ou de Philippe Starck. Je me suis aussi intéressé à Gershwin ou Kurt Weill. J’étais fasciné par leur manière de piocher dans l’avant-garde et de ramener ça dans la culture populaire. C’est aussi les Gymnopédies de Satie, à qui on jetait des tomates quand il les a présentées la première fois, et qui servent aujourd’hui de bande-son à une pub pour des serviettes hygiéniques. Quand j’ai compris ça, j’ai jubilé. Je me suis dit: c’est cool, on peut vraiment foutre la merde avec l’art. Puis on peut s’arranger pour être à la fois dans le passé, dans le présent, et même rester vivant après sa mort. Ce qui, pour le coup, est une chose qui m’obsède: laisser une trace…
«Toutes tes idoles sont déjà mortes», chantez-vous dès les premières secondes du disque…
Plus que des chanteurs disparus, c’est une chanson sur le personnage social que l’on se construit tous pour s’en sortir. Vivre reste quand même une expérience très «violente» pour un être humain sensible –et j’aime à croire que tout le monde l’est. Sortir, aller vers les autres, prendre le risque de tomber en amour, d’avoir de la peine, ou de la honte, etc. Je ne parle pas spécialement de moi. Tout le monde est habité par ça. On est tous un enfant blessé, on a tous quelque chose qui ne marche pas et qu’on tente de réparer.
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Reprendre certains codes musicaux permet-il également de donner une autre dimension à quelques-uns de vos thèmes favoris: la dramaturgie amoureuse, mais aussi la mort, la dépression, etc.?
J’ai l’impression qu’ils sont peut-être abordés de manière plus lumineuse et apaisée. Il y a pas mal de grandes orchestrations dans le disque. Mais presque aucun effet dans ma voix. On l’a mixée très en avant, pour que les gens aient presque l’impression que je leur chuchote dans l’oreille. C’est une façon de créer une proximité. D’un autre côté, je pense que c’est aussi le résultat de toutes mes années de thérapie à essayer d’être bien. Quelque part, les moments où j’étais le plus drôle, c’est quand j’étais en dépression. Ou en grande peine d’amour. J’avais le sens du timing particulièrement aiguisé. Je punchais comme jamais! De toutes façons, je ne crois pas qu’on puisse être juste heureux. La vie, c’est aussi dégueulasse et chiant. On est à la fois heureux et dégoûtés. Et cet album est un peu à l’image de tout ça. Il y a de la lumière, même si on est triste.
«Mon cœur veut crier le nom de celui que j’aime/Mais je ne lui en donne pas le droit», écrivez-vous dans Le Secret.
J’ai dit pour la première fois que j’étais gay à 14 ans. Mais cela fait peut-être sept, huit ans, que je n’ai plus honte. Lors de la Manif pour tous en France (NDLR: contre le mariage homosexuel), j’ai pété les plombs. Voir des gens descendre dans la rue pour dire qui est apte à se marier et élever un enfant, je trouvais ça fou. A la base, de toute façon, personne n’est apte à élever un enfant. Mais tout le monde a le droit d’essayer. J’avais des amis qui m’expliquaient que leurs parents les aimaient profondément, mais qu’ils partaient quand même manifester. C’est d’une violence folle. Un autre me racontait que jusqu’à l’âge de 30 ans, s’il avait existé une pilule contre l’homosexualité, il aurait été prêt à payer des millions de dollars pour la prendre et arrêter d’être gay. Un hétéro n’imagine pas la honte que l’on peut avoir de bander pour quelqu’un, jusqu’à vouloir vous enlever la vie. Ce que je dis là n’est pas de la propagande. Je ne me pose pas en victime. J’explique juste ce que la société provoque. Et que c’est une obligation en tant qu’être humain de toujours essayer de se mettre dans la peau de l’autre.
Au fond, même à travers un exercice de style, vous glissez des choses très intimes et personnelles. A fortiori avec le titre Comme un pigeon d’argile, évoquant la maladie d’Alzheimer dont souffre votre maman.
J’ai eu mon premier piano vers 11 ans. Et cela m’a réparé. Encore aujourd’hui. Je ne dois pas avoir d’inspiration, je peux juste m’asseoir, jouer et ça m’apaise. Quand j’ai appris pour ma mère, j’ai commencé à faire des migraines à répétition. Mon manager m’a conseillé de tout annuler et de me reposer. Pour la première fois, je suis retourné au piano juste pour le plaisir, pour me réparer. Et cette chanson est arrivée. Je pense que si elle est si touchante, c’est parce que j’ai voulu comprendre comment je me sentais. Par la suite, j’ai cette déformation professionnelle qui fait que j’ai fini par en faire une chanson. Mais je n’étais pas en représentation. ●
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