« Ne pas exploiter la tragédie de la mort du fils de Nick Cave »
Andrew Dominik a répondu à l’appel de Nick Cave pour réaliser One More Time with Feeling, documentaire s’insinuant avec pudeur dans l’intimité douloureuse du chanteur pendant les sessions de l’album Skeleton Tree.
Des documentaires musicaux, il en sort de nombreux, et Nick Cave avait déjà été l’objet de l’un d’eux, 20 000 Days on Earth, d’Iain Forsyth et Jane Pollard. One More Time with Feeling (1) est toutefois de nature différente, puisque les sessions d’enregistrement de l’album Skeleton Tree s’y confondent avec les circonstances tragiques ayant conduit à son écriture, la disparition d’Arthur, 15 ans, le fils du chanteur, décédé après être tombé d’une falaise, à Brighton, en juillet 2015.
Pour s’immiscer dans cette intimité douloureuse, le leader des Bad Seeds a fait appel à un proche, le réalisateur néo-zélandais Andrew Dominik, auteur notamment de The Assassination of Jesse James by the Coward Robert Ford, dont Cave avait écrit la musique, en plus d’y apparaître sous les traits d’un chanteur de saloon. « Nick et moi nous connaissons depuis 30 ans, raconte le cinéaste, venu présenter ce film exceptionnel à la Mostra de Venise. Nous nous sommes rencontrés chez un dealer, et nous avons eu une petite amie commune. Vous connaissez la chanson Deanna (figurant sur l’album Tender Prey, enregistré par les Bad Seeds en 1988, NDLR)? C’était elle… J’ai commencé à sortir avec elle à l’époque. Nick et Deanna s’étaient séparés quelques mois plus tôt, et il lui téléphonait régulièrement. Je décrochais, on s’entendait bien au téléphone, et on a continué à se rencontrer au fil des ans. Il a enregistré une chanson pour Chopper, mon premier film, qu’on n’a pas utilisée, et il a écrit la musique de Jesse James. Nous sommes vraiment devenus amis il y a une dizaine d’années. C’est quelqu’un de fort ouvert et de chaleureux. Mais, plus jeune, il m’intimidait. Nous passons tous par certaines expériences dans la vie, et Nick avait toujours un temps d’avance sur moi. Comme avec Deanna, j’ai vraiment vécu ce qu’il raconte dans cette chanson. C’était donc un peu bizarre… «
Le concept de One More Time with Feeling n’était pas clairement défini au départ, Nick Cave ayant demandé au cinéaste de filmer les chansons devant composer son nouvel album afin d’en faire un film, qui allait, presque inévitablement, déborder du strict cadre musical pour embrasser le processus créatif, mais aussi le travail de deuil de l’artiste. « Je ne sais pas forcément pourquoi il tenait à faire ce film, mais ses motivations me sont apparues plus clairement à mesure que nous avancions, explique Andrew Dominik. Nick a une vie publique, que cela lui plaise ou non. Et il sait que même si son instinct lui dit que cette histoire est du ressort privé, ce n’est pas non plus une position réaliste. Il voulait toutefois éviter de s’exposer devant des personnes n’en ayant rien à faire. C’est une chose de me raconter à moi, qui suis son ami, ce par quoi il passe; c’en est une autre de devoir le faire devant des journalistes qui sont des étrangers. En d’autres circonstances, il peut parler pendant des jours à la presse musicale et s’en porter fort bien. Mais là, avec la mort d’Arthur, comment aurait-il pu faire une interview autour de l’album sans devoir en parler? Cela n’était pas envisageable, voilà donc sa réponse. »
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Contrat de confiance
Conséquence logique, le documentaire adopte une forme hybride. Aux sessions à proprement parler, moments de toute beauté où l’on mesure notamment la complicité unissant Cave à Warren Ellis au gré de chansons forcément hantées, se superposent les confidences du chanteur, entre ressenti, ruminations et réflexions, celles de sa femme Susie aussi. Mais si la douleur consécutive au traumatisme dévastateur imprègne chaque plan, nul voyeurisme ici, Dominik ayant privilégié une expérience sensible et discrètement immersive, grâce aussi au concours d’une 3D souple et lumineuse. « Nous ne savions pas vraiment où nous allions au début. Nous avons commencé à tourner, et le film a pris forme. Nick n’aime pas faire du cinéma, c’est donc assez unique. Nous avons passé un contrat: il a décidé de me faire confiance, et je l’ai assuré qu’il pourrait couper ce qui ne lui plaisait pas. En échange de quoi il devait répondre à toutes mes questions et faire ce que je lui demandais. Vu ce qu’allait aborder le film, notre souci principal était de ne pas exploiter la tragédie et de ne pas « déshonorer » la mémoire d’Arthur. Je pouvais d’ailleurs sentir combien les sentiments de Nick comme des autres à l’égard de l’entreprise étaient incertains. On ne sait pas toujours ce par quoi il passe, et je lui ai demandé d’ajouter une voix off. Il a enregistré sur son iPhone des textes de chansons qui n’avaient pas abouti, ses rêves, mais aussi ses réponses à des questions spécifiques que je lui avais posées. Au final, nous avions trois heures de matériel, embrassant divers sujets, nous avons développé certaines parties, et le film est devenu ce qu’il est. »
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Découvrant ce dernier, et même si, de l’aveu d’Andrew Dominik, il a éprouvé « des sentiments partagés », Nick Cave a finalement choisi de ne rien couper. « Il n’aimait pas les passages où il est assis à parler de son ressenti, et Susie n’aimait pas les scènes où elle apparaissait. Mais ils aimaient bien, l’un comme l’autre, leurs interventions respectives. Nick a considéré qu’il n’était pas le mieux placé pour juger, et il a décidé de le laisser en l’état. Il l’a néanmoins montré à Warren, et si ce dernier avait estimé qu’on avait franchi une ligne ou tourné quelque chose d’excessif, on l’aurait coupé. Ils sont comme les doigts de la main… » Au bout du compte, le documentaire n’a été modifié en rien, pas même la scène de la falaise, que n’appréciait pas le chanteur, mais qui lui tient lieu de coda troublante. « Pourquoi avoir choisi de l’inclure? Quand j’ai appris la mort d’Arthur, j’ai imaginé la falaise d’où il était tombé. Lorsqu’un accident se produit, on a une tendance naturelle à vouloir se représenter le lieu. Quand on se tient sur cette falaise, la vue porte sur la mer, une image magnifique renvoyant à l’éternité ou quelque chose de cet ordre, où la mer se confond dans le ciel. C’est ce qui en ressort, assorti de la fragilité qu’apportent les rubans. Cette scène dégage un sentiment d’immense tristesse, mais elle est aussi étrangement magnifique, quelque chose de tout à fait inhabituel… » À l’instar de ce film qui voit Nick et Susie Cave réaffirmer leur foi dans la vie: « Nous avons choisi d’être heureux », ponctue le chanteur, en un acte de défi transcendant la douleur…
(1) Objet d’une projection unique en salles à la veille de la sortie de Skeleton Tree, One more time with feeling devrait être disponibles dans les prochains mois sur supports vidéo classiques.
Entre Nick Cave et le cinéma, il y a une relation ambivalente. Paradoxale aussi, car si, comme le souligne Andrew Dominik, l’auteur de One More Time with Feeling, le chanteur australien n’aime guère tourner des films, il n’en présente pas moins une filmographie fournie, s’étant multiplié sur divers terrains: acteur (rarement), scénariste et, bien sûr, compositeur. La première apparition du frontman des Bad Seeds remonte à 1987 où, avec le groupe, il électrise Les Ailes du désir de Wim Wenders, le temps de From Her to Eternity. Manière de provisoirement boucler la boucle, le cinéaste allemand vient d’en faire le pianiste de ses Beaux jours d’Aranjuez, qu’illumine Into My Arms. Entre les deux, quelques apparitions, dans Johnny Suede de Tom DiCillo, le Jesse James d’Andrew Dominik ou encore Ghosts… of the Civil Dead de John Hillcoat. Un film dont il était le coauteur, avant de signer les scripts des deux longs métrages à suivre du réalisateur australien, The Proposition et Lawless, montrant d’évidentes dispositions pour l’écriture cinématographique: « Écrire un scénario m’apparaît beaucoup plus simple que des chansons, nous confiait-il à l’époque.
L’écriture d’une chanson est plus abstraite et obscure, tandis que celle d’un scénario relève plutôt de l’artisanat. Trouver une chanson, c’est comme courir derrière un tout petit papillon avec un filet dans lequel il y a de grands trous. On n’a jamais l’impression de pouvoir l’attraper, et c’est là que réside à mes yeux la beauté de la musique… » Un caractère précaire dont de nombreux cinéastes ont fait leur miel, et les chansons de Nick Cave hantent aussi bien le Intimacy de Patrice Chéreau que The Lobster de Yorgos Lanthimos. À quoi se sont ajoutés, au fil du temps, les scores écrits pour de nombreux films, le plus souvent avec son compère Warren Ellis, de The Road, de John Hillcoat encore, à Quelques heures de printemps de Stéphane Brizé; de 20 000 Days on Earth, le documentaire que lui consacraient Iain Forsyth et Jane Pollard, au tout récent Hell or High Water de David Mackenzie…
Entretien, Jean-François Pluijgers, à Venise.
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