Mustafa sort son premier album Dunya: “Il n’y a pas de foi sans le doute”

Sur le gilet pare-balles de Mustafa, il est parfois écrit "poet". © Jack McKain
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Ex-jeune poète prodige, auteur de tubes pour notamment The Weeknd, Mustafa sort son premier album officiel, Dunya. Une collection de chansons folk peuplées de fantômes, disséquant la violence des quartiers et la foi qui vacille.

Une première tentative échoue. Cet après-midi-là, Mustafa est à Londres. Et en retard. Il sort tout juste de la mosquée. Coiffé d’un kufi, il démarre la conversation Zoom dans la rue. Sauf que… Friture sur la ligne, image qui saute. Après quelques minutes à peine, la discussion se coupe. Une semaine plus tard, le deuxième essai est le bon. « Désolé encore pour l’autre jour. Je ne suis pas très fiable pour l’instant. C’est juste que la période est tellement chaotique… » Cette fois, Mustafa, casquette sur la tête, est coincé à l’arrière d’une voiture, de l’autre côté de l’Atlantique. « Je suis à Toronto. Mais je ne viens plus très souvent. En fait, ça fait des mois que je n’y ai plus mis les pieds. C’est comme si je me sentais piégé au milieu de tellement de choses dont j’essaie de m’échapper… » Dans l’un de ses nouveaux morceaux, Leaving Toronto, il le chante encore plus clairement: « I would drown this whole city if I could »/ »Je noierais cette ville entière si je le pouvais« …

L’une des dernières fois que Mustafa y a passé du temps, c’était il y a un peu plus d’un an. Pour les funérailles de son grand frère. Le 25 juillet 2023, Mohamed Ahmed, 36 ans, était abattu dans la rue, en plein jour. Dans un pays où les violences impliquant des armes à feu ont augmenté de 81 % depuis 2009, sa mort venait s’ajouter à celles d’autres proches. Quand Mustafa sort son premier projet, When Smoke Rises, en 2021, il le dédie par exemple à son ami, le rappeur Smoke Dawg, lui aussi tué dans une fusillade…

Cette violence, Mustafa l’avait déjà évoquée dans un mini-documentaire, réalisé en 2019. Dans Remembering Toronto, il interrogeait une série de rappeurs de la ville (dont Drake). Lui-même, pourtant, ne rappe pas. Ces drames du ghetto, il les exorcise plutôt dans une musique acoustique aux accents folk, d’une douceur presque déstabilisante. C’est toujours le cas avec Dunya. Sur ce qui est présenté comme son premier album « officiel », Mustafa a plus à voir avec Sufjan Stevens que Kendrick Lamar, traçant un pont improbable entre Cat Stevens et Frank Ocean. Avec sa guitare décharnée, le single Name of God aurait pu figurer, par exemple, sur For Emma, Forever Ago de Bon Iver. Par petites touches, on trouve également des sons d’instruments traditionnels comme l’oud. Ou encore le masenqo, sorte de vièle à une corde, jouée avec un archet, que l’on entend surtout en Afrique orientale. Notamment au Soudan. L’autre « terrain de guerre » dont est issu le chanteur…

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Des fables venant du ghetto

Les parents de Mustafa émigrent à Toronto en 1992. C’est là que Mustafa naît, quatre ans plus tard. Il grandit avec ses cinq frères et sœurs à Regent Park. Construit dans les années 40, le quartier abrite les plus anciens logements sociaux du Canada. Aujourd’hui en voie de gentrification, il a longtemps été rongé par la pauvreté et les violences urbaines. C’est d’ailleurs pour l’éloigner du chaos que la grande sœur de Mustafa le branche sur la poésie. Et ça marche. Le virus prend. À l’école, les poèmes que pond le gamin éblouissent. Il apparaît même dans un documentaire sur Regent Park, récitant son poème intitulé A Single Rose. L’extrait est toujours visible sur YouTube: le visage encore poupon mais déjà grave, Mustafa déclame ses rimes devant les briques rouges de son quartier.

Plus tard, avec ses potes, il fonde le Halal Gang. Eux rappent sur des beats trap. Lui est fasciné par la folk music américaine. « Disons que j’avais certaines dispositions au romantisme et à la tristesse. C’est ce qui nourrissait mes pensées et mes rêves. Reliez à ça la violence que je pouvais expérimenter dans la rue… J’avais besoin d’un exutoire. Or la poésie et la folk étaient capables de capturer cette tristesse et ces histoires, sans que la brièveté de la forme ne compromette leur vérité. »

Quand Mustafa décide de se lancer dans la musique, en 2015, il croise le producteur Frank Dukes. Grâce à lui, il réussit à placer un titre pour le blockbuster Starboy de The Weeknd. Il enchaîne avec Justin Bieber ou Camila Cabello. Avant de réaliser qu’il s’épuise à écrire pour les autres. En 2021, il sort enfin When Smoke Rises. Toujours avec l’aide de Frank Dukes, mais aussi la collaboration de James Blake, Sampha ou Jamie XX. L’année suivante, lors des Juno Awards -équivalent canadien des Grammys américains ou des Victoires de la musique française-, il obtient le trophée de l’album alternatif de l’année.

Ce soir-là, il joue son morceau Stay Alive. Sur scène, il porte un gilet pare-balles sur lequel est écrit le mot « poet ». Il chante seul, uniquement accompagné à la guitare. Ce n’est qu’à la toute fin que ses potes du Halal Gang le rejoignent pour le dernier couplet, comme pour le délivrer. On repense à la scène finale de Beloved, de la Prix Nobel Toni Morrison. L’a-t-il lu? « Bien sûr, c’est un classique! » Comme le personnage principal du roman, peut-il également s’appuyer sur la communauté pour l’aider à chasser ses fantômes? Ou la musique suffit-elle pour cela? « Oh man, no! Du tout. Je crois que la musique a plein de fonctions. Elle peut exprimer la beauté et la vérité. Et pour certains, elle peut en effet les faire grandir Mais en ce qui me concerne, jusqu’à présent, tous les disques que j’ai pu sortir ne m’ont guéri en rien. La communauté, par contre, oui, elle peut aider. Je ne parle pas de celle qui s’est construite autour de la musique. Mais plutôt de celle qui s’est constituée parce que j’avais conscience que, seul, j’étais vulnérable face à certains maux du monde. J’ai dû identifier les bonnes personnes et les cœurs justes pour former ce réseau qui permet de tenir bon. »

Jamais loin des quartiers de Toronto. © Jack McKain

Entre deux mondes

Le cliché veut que l’on mette toute sa vie dans son premier disque. Mustafa a, lui, tendance à dire que When Smoke Rises parle surtout de celle de ceux qui l’entourent. Trois ans plus tard, Dunyaen arabe, le mot désigne la vie ici-bas, avec toutes ses failles– élargit la focale. Mais reste toujours accroché d’une manière ou d’une autre au quartier. Le titre SNL, par exemple, se présente comme une « comptine street« . « I think I wanna be a good guy/But good guys die first », chante notamment Mustafa. Sur Gaza Is Calling -écrit avant les événements du 7 octobre-, il rend à nouveau hommage à son pote Ali, tué par balle en 2017. À la fin du morceau, il passe de l’anglais à l’arabe, filtrant sa voix dans un vocoder. « En arrivant au Canada, Ali a voulu échapper au chaos de Gaza, où il est né. Finalement, la violence l’a rattrapé. Je chante en arabe, dans sa langue maternelle. Mais j’utilise le vocoder qu’on retrouve dans la trap et la drill qu’il écoutait en boucle. Quelque part, je suis au croisement de ce qu’il a laissé derrière lui et de ce qu’il a trouvé ici. »

Mustafa se retrouve lui-même à avancer sur une ligne de faille, coincé entre deux continents et deux vies. Au-delà de la complainte amoureuse, un morceau comme Imaan évoque par exemple les tensions qui peuvent exister entre ces différents mondes. Le clip prenant au passage un malin plaisir à jouer avec les clichés culturels, religieux, ou de genre. « Ce n’est pas toujours simple de naviguer entre tout ça. Mais j’essaie de rester le plus indulgent possible. Je me dis que les gens qui m’attaquent (sur sa foi, NDLR) parlent depuis un endroit bien précis, avec leurs filtres, sans toujours connaître ce qu’ils dénoncent. » Est-ce que ce métissage de cultures et de références peut quand même être aussi une richesse? « Bien sûr. De toute façon, je ne connais que ça. Je ne sais même pas comment je ferais pour évoluer dans un seul et même univers. »

Crise de foi

Dans le clip de Name of God, il mêle danse traditionnelle soudanaise et virée en moto, rite religieux et scène gangsta, les femmes en niqab se maquillant et tenant en laisse des pitbulls. Le morceau évoque notamment son frère disparu. Mustafa chante en fixant régulièrement la caméra, le regard hébété, mais les yeux secs. « Je ne pleure pas souvent. Je peux ressentir les choses de manière très profonde et être submergé. Mais ça débouche rarement sur des larmes. Je ne sais pas pourquoi. C’est peut-être le quartier en moi… Même quand mon frère est mort, je n’ai pas pleuré tout de suite. Ce n’est que quand j’ai jeté la terre sur le cercueil que je me suis effondré. Avant ça, je n’avais pas le temps pour ça. Dans ce genre de moment, vous vivez dans un état constant d’urgence et de panique. Il faut réclamer le corps aux services d’autopsie, s’assurer que votre famille soit protégée, que les funérailles puissent se dérouler en toute sécurité ou faire en sorte que la presse n’utilisera pas un cliché de police vieux de 15 ans pour illustrer ses articles… Quelque part, quand vous êtes au milieu d’une guerre, pleurer est un luxe que vous ne pouvez pas vous permettre. »

Et la religion, est-elle un soutien approprié? Pas certain non plus. « Whose Lord are you naming/When you start to break things?« , questionne Mustafa, en ouverture de son album. « C’est un disque qui parle de la foi. Et il n’y a pas de foi sans le doute. Si j’avais la preuve de Dieu, de ma proximité avec Lui, alors les choses seraient différentes. Mais ce n’est pas le cas. Donc je me dois de questionner les gens qui disent croire, comme de mettre en doute ma propre foi, mon propre parcours. »

Appel d’air

Mustafa est donc cet artiste issu d’une religion qui entretient par endroits un rapport compliqué à la musique -ses propres parents ont mis du temps avant d’accepter son choix. Il est ce chanteur musulman en quête de paix, dans une industrie pop frénétique qui cultive toujours son goût des paillettes et des excès. Il est aussi ce gamin du quartier qui a décidé de s’adresser à sa communauté en prenant une guitare. Et en composant des chansons dans un format folk, qui n’est pas forcément le plus populaire dans les quartiers.

« Vous avez raison. J’ai conscience que les gens de mon coin, les jeunes gamins noirs avec lesquels j’ai toujours traînés, n’écoutent pas de musique folk. Ils ne lisent pas de poésie. Mais je sais aussi que cette communauté d’où je suis issu n’est pas non plus un bloc uniforme. Et qu’il est possible d’y créer des connexions avec ce genre de musique. C’est de notre responsabilité, envers nos quartiers, d’amener les gens qu’on aime dans des endroits où ils n’auraient jamais été. Et leur permettre de trouver les réponses qu’ils n’auraient peut-être jamais trouvées. C’est en tout cas ce que j’ai essayé de pratiquer pour moi-même. Est-ce que ça a été utile? Oui, d’une certaine manière. Est-ce que ça m’a empêché de revenir à certains endroits que je voulais fuir? Pas du tout. Mais j’aurais au moins essayé… »
Alors que la session se termine, Mustafa ajoute encore: « Vous savez, j’ai souvent des appels d’amis qui se trouvent en prison. Est-ce qu’ils écoutent souvent ma musique? Je ne crois pas. Par contre, je sais qu’ils sont interpellés par le fait d’avoir réussi à m’en sortir en plantant une graine dans un sol qui semblait si éloigné de ce dans quoi on a grandi. Je n’ai pas besoin qu’ils emportent mes chansons avec eux. S’ils peuvent juste se dire qu’il existe un monde dans lequel il est possible de créer quelque chose en dehors du quartier et qui leur appartienne, ça me suffit… »

Mustafa, Dunya ****, distribué par Jagjaguwar/Secretly Group

Produit avec Aaron Dessner (The National) et Simon Hessmann, Dunya est une collection de ballades pop aux couleurs folk et à la fragilité revendiquée. Même la prestigieuse liste d’invités -de Nicolas Jaar à Clairo, en passant par Rosalía (le bouleversant Nouri)- s’y glisse sur la pointe des pieds. Cette délicatesse ne fait que mieux ressortir les fables tourmentées de Mustafa, coincé entre deux « terrains de guerre« . Le chanteur a beau avoir quitté Toronto pour Los Angeles, il n’a pas oublié son quartier et tous les fantômes qu’il y a laissés. N’hésitant pas à glisser ici et là l’un ou l’autre instrument rappelant ses racines soudanaises, il pointe la violence, questionne sa foi, interroge les disparus, trouvant consolation dans tout ce qui pourrait se rapprocher de la beauté. Poignant.

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