Manset, un ovni qui fait du bien
A bord du Blossom, le septuagénaire explorateur vogue vers les paradis perdus. Racontant d’exotiques plaisirs disparus, ponctués d’une paire de chansons aux thèmes contemporains.
On ferme les yeux et le voilier grand format sillonne déjà les eaux turquoise et lointaines de destinations aux noms d’évanescences parfumées: Alao, le portail des Samoa américaines ou encore ce confetti de mer des Balabac séparant les Philippines de la Malaisie. Les mots – santal, anachorète ou madrépore – semblent, eux aussi, chercher les confins de la langue française, et même si Manset n’est pas le premier à citer les goémons en chanson, – Ferré et Gainsbourg l’ont précédé -, sa boussole reste ici aussi personnelle que magnétique. Déconcertante dans une époque codifiant le voyage comme la sédentarité, de tropismes obligés. A bord du Blossom est d’abord un récit musical conçu comme pourrait l’être une rêverie audio éveillée, un inédit des Histoires de l’oncle Manset. Où les images pour garnir la pochette, sont des illustrations anciennes, en partie contemporaines de Frederick William Beechey (1796 – 1856), navigateur et géographe anglais, inspirateur d’un voyage réel ici réimaginé par Manset. La voix de celui-ci, plus grave dans les passages récitatifs calés entre les parties chantées, se charge d’une émotion supplémentaire. Friable patine au lustre émotionnel, la voilà soutenue par des vagues de cordes allant et venant selon le ressac narratif.
Les sons ambiants d’une plage ou d’une jungle ramènent sans cesse à la notion de film invisible livré à l’imaginaire de l’auditeur. Une gangue enveloppante et cette vision insulaire parfois grandiloquente qui dope les créations de Manset depuis maintenant un demi-siècle: on pense bien sûr à La Mort d’Orion, son second disque qui, en 1970, consacre l’intégralité d’une face à un oratorio sympho-rock, l’un des tout premiers concepts-albums européens. Mais ici, la dérive mène aux merveilles du Pacifique: les rencontres y semblent plus tactiles et naviguent entre sensations ethnologiques (Sa tribu primitive) et séduction des corps (Une chambre à La Havane). Voilà, dans Le Hamac, comment Manset raconte le désir: « Je me balançais doucement en estimant le sol du bout des doigts quand j’ai senti une chose qui s’allongeait délicatement à mes côtés. J’ai dû me tourner, c’était une jeune épaule, olivâtre, molle comme un fruit, qui paraissait appartenir à un être de ma taille. […] Une fille d’amande aux yeux si sombres et j’ai compris que l’un pour l’autre, nous étions identiques, similaires, frères et soeurs en bivalves dans ce rivage très spécifique, l’ambiguïté des genres… »
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Temple suprême
Il y a quelques années, de passage en radio à la RTBF, Gérard Manset refusa tout de go d’être filmé par les minicaméras de studio. Pas seulement parce que la technologie avait alors la pauvre allure d’une texture VHS mais pour des raisons plus ontologiques: le chanteur et auteur-compositeur – né le 21 août 1945 à Saint-Cloud – s’est toujours montré avare de sa propre image. Croyant qu’une rareté médiatique ou tout au moins visuelle protège aussi de la dispersion exagérée de l’âme. Ainsi, hormis quelques photos promotionnelles de l’artiste, il n’existe – sauf erreur – que trois moments de télévision où il daigne apparaître: deux versions clippées d’Il voyage en solitaire, morceau qui dope sa popularité en 1975, et cette vidéo très sixties d’Animal on est mal, son tout premier 45-tours, paru en mai 1968. Dans le chaos ambiant qui ne servira pas les ventes de la chanson, d’un dandysme plutôt étanche à la variété française d’époque. Fils de famille bourgeoise – père ingénieur en aviation, mère violoniste – l’élève Manset s’était d’ailleurs déjà singularisé en ratant le bac, principalement pour insuffisance en langue française. La musique arrive dans la foulée d’un diplôme aux Arts décoratifs de Paris et devient vecteur de revanche pour celui qui ne va plus cesser de voyager, aussi en dehors des sillons de la musique.
En cinquante années d’un parcours exigeant qui choisit son public, Manset va donc réaliser une vingtaine d’albums – dont Matrice en 1989, disque d’or – mais également quinze romans et carnets de voyage où l’Amérique latine et l’Asie prennent de la place. Dans un style qui tient à la fois de la poésie, du reportage in situ et du commentaire anthropologique, les photos noir et blanc complétant régulièrement l’offre des mots. Ainsi dans 72 heures à Angkor (Les Belles Lettres, 2000), Manset raconte ses trois journées du mois d’août 1998 passées à explorer le fabuleux site incrusté dans la profonde forêt cambodgienne. Une façon de déambuler en transgressant le temps, à la recherche du temple suprême: « Tout sauf découvrir en bagnole. Tout sauf n’avoir qu’une seule portion de l’espace si large, si haut, si calmé à la fraîche. Forest domestiquée et sage, en partie intacte. Le colossal mammouth va apparaître. Il sera dans son écrin de verdure, entouré de ses bassins, l’immense parure d’eau mort dans sa majesté millénaire. […] J’ai vu la bête, le site, l’indescriptible décor. Mille et une nuits à la manière d’Angkor. »
Goûts de jeunesse
A bord du Blossom n’est pas qu’une dérive poétique vers l’infiniment tropical. Manset y retrouve aussi ses goûts de jeunesse incarnés dans une poignée de titres davantage au format chanson-rock. Avec des cuivres quasi rhythm’n’blues qui rejoignent ces guitares électriques qu’il a toujours aimées (Manial Bay), les chauffant même à blanc dans Pourquoi les femmes. Ces neuf minutes quarante-deux secondes d’un blues indolent posent la question des rapports des sexes, Manset y regrettant visiblement une forme d’amour courtois: « Nous pouvions à l’époque/Croiser des ingénues/Dont les cheveux au vent/Et dont les genoux nus/Riaient de ces désordres/De ces jeux, de ces lèvres qu’il fallait mordre ». Texte moins macho que venant d’un autre temps où il n’était pas encore question de #BalanceTonPorc. Manset étant d’ailleurs le père de deux filles adultes, l’une d’entre elles, Caroline manageant depuis plusieurs années le chanteur Raphael. Même si l’époque actuelle ne peut pas vraiment satisfaire la légère misanthropie du chanteur, exprimée dans le second morceau de l’album, le très pop On nous ment: « La vie c’est comme ça, on nous ment toujours/On nous ment tout, on nous ment tout/On nous Mantega, on nous Mante Christo. » Manset en a imaginé le clip – en jolie animation – comme il a conçu ce Blossom de près de septante minutes, bien évidemment écrit et composé par lui, mais aussi orchestré et mixé par celui qui demeure un éternel corsaire de la chanson.
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