Manager en musique: les réalités quotidiennes d’un métier couteau-suisse
Ils bossent avec Glauque, ElGrandeToto, Rone, Echt!, Chouk Bwa. Mais qui sont-ils? D’où viennent-ils? Que font-ils? Rencontre avec cinq managers actuels en Fédération Wallonie-Bruxelles.
Hommes et -nettement moins souvent- femmes de l’ombre, les managers d’artistes jouent un rôle aussi fondamental que méconnu dans l’industrie et l’Histoire de la musique. On n’est pas ici pour brosser le portrait de Brian Epstein, qui a mis le grappin sur les Fab Four avant qu’ils ne trouvent une maison de disques (McCartney l’appelait le cinquième Beatle) ou raconter le destin incroyable du roublard Colonel Parker qui a fait d’Elvis une star mondiale et en a tiré profit jusqu’au dernier dollar. Davantage pour se pencher sur le cas des managers de Wallonie et de Bruxelles aujourd’hui.
Avant tout, il s’agit de définir la fonction. “Elle est variée et variable, commence Maxime Lhussier qui a fondé l’agence de management et de booking Odessa (Glauque, Glass Museum…). Le manager conseille l’artiste, le rassure dans ses choix. Il met tout en œuvre pour permettre à sa proposition d’éclore. Il l’accompagne dans ses projets, dans sa structuration administrative et dans la diffusion de son art. Ça veut notamment dire construire des équipes -labels, éditeurs, tourneurs, attachés de presse-, développer une stratégie, coordonner les métiers. Dealer. Créer des opportunités. Rendre sa proposition artistique visible, cohérente et lui faire rencontrer le public qui y est adapté.”
“Pour moi, être manager, c’est décharger les artistes de tout ce qui ne relève pas de leur fonction vraiment créative et promotionnelle. J’entends par là composer, représenter sur scène, et promouvoir, explique Didier De Raeck, le manager de Rone. Ces trois trucs-là, seul l’artiste peut les faire. Je ne peux pas écrire des morceaux, répondre à une interview ou donner des concerts à la place d’Erwan (Castex). Or, tout le reste, s’il n’y a personne d’autre pour s’en occuper, c’est l’artiste qui va devoir s’en charger et c’est une perte de temps. En tout cas pour un artiste qui veut vivre de son art. Mon but, c’est de le délester de tout ce boulot rébarbatif et administratif. La planification, la relecture des contrats, le suivi des paiements, le relevé des royalties.”
“Le manager d’un groupe en est un peu le chef d’orchestre, définit Sébastien Desprez de l’agence Magma (Echt!, Tukan…). Ce n’est pas lui qui joue la musique mais c’est lui qui coordonne et tient l’ensemble. Nous, on fait tout en binôme et notre service s’adapte aux besoins. Quand tu as des groupes qui sont super bons en com, tu ne dois pas gérer leurs posts sur les réseaux sociaux.” “Il faut s’adapter au profil de ton artiste, reprend Didier De Raeck, à ses qualités et ses faiblesses. Erwan par exemple, tout ce qui est chiffres, ça ne l’intéresse pas. Ça le dépasse.”
“Ma copine m’a dit un jour: “Toi, ton métier, c’est de faire en sorte de créer la musique ou que des gens créent la musique que tu veux voir en scène”, rigole Michael Wolteche (Enthusiast Music), qui travaille notamment avec Avalanche Kaito et Chouk Bwa. Ce boulot, c’est un peu ce que tu en fais. Mais je pense que le manager doit quand même être quelqu’un avec une vision stratégique. Quelqu’un qui voit loin, qui peut calculer des coups à l’avance. Pour moi, c’est vraiment la personne qui est connectée au plus proche de l’artiste, qui partage une grande part de son intimité. J’imagine que ça correspond à une conception assez romantique. Mais j’essaie de faire en sorte que cette fonction de psychologue s’accompagne d’une fonction de réflexion et de partage au niveau du développement artistique des projets. Il reste rare que je n’imprime pas une espèce de marque. Même si ça peut parfois prendre un temps fou.”
Permaculture
“Le manager est le tampon entre l’artiste et le monde extérieur. Que ce soit pour les bonnes ou les moins bonnes nouvelles, reprend Maxime Lhussier. Le métier de musicien n’est pas évident. C’est une espèce d’oscillation permanente entre des moments d’exaltation et de déception intenses. Tu peux enchaîner une salle pleine et survoltée et te retrouver le lendemain au fin fond de l’Allemagne ou des Pays-Bas devant 25 personnes. Travailler comme un dingue sur un morceau qui va se vautrer tandis qu’un autre dans lequel tu n’as placé aucun espoir aura une vie que tu n’avais pas espérée. Tu es dans un mélange permanent de ces émotions excessives. Le manager est aussi là pour éviter à l’artiste de tout se prendre frontalement.”
C’est assez simple finalement. Il y a autant de définitions du manager qu’il en existe sur cette Terre. “Les grandes questions, ce sont: qu’est-ce qu’on a? où on est? et qu’est-ce qu’on fait avec tout ça?, résume Michael Wolteche. J’aime bien parler de “permaculture”. Tu essaies de petites choses à gauche à droite et tu fais avec ce que tu as. Tu n’essaies pas de tordre le bras au réel. Tu essaies de vivre avec. Animé par la base qui est de repérer des talents, des gens avec lesquels il va se passer un truc. Je cherche à construire petit à petit. De manière organique. Dans la pop commerciale, tout ça n’aurait évidement aucun sens.”
Pour l’instant, Michael Wolteche bosse avec St Rita, un groupe de Liège encore embryonnaire. La batteuse a récemment abandonné le navire. “Je leur ai proposé une formule à trois sans batterie. Parce qu’elle leur permettrait de se remettre en question mais aussi de créer une singularité qui les sortirait des cases. Il existe également une dimension pragmatique. Si on doit attendre de dénicher un batteur, on restera peut-être six mois sans rien faire. Et ce n’est pas bon quand on n’avance pas.” Le but chez Michael semble être de rendre ces projets singuliers économiquement viables. “Mais il faut être réaliste. Même avec des succès comme Avalanche Kaito, on est loin d’être Crésus. Ça reste vraiment coriace.”
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Learn it yourself
Maxime Lhussier, qui a étudié les romanes et la gestion culturelle, dirige un atelier dans une formation d’un an en management et production musicale à l’IAD. Sébastien Desprez donne lui cours dans une formation de l’lHECS Academy: communication et (auto)management d’artistes. “Le profil des participants est assez marrant. C’est autant une mère qui veut filer un coup de main à sa fille que des gamins ou des gamines qui sortent des études, ont 23-24 ans, la dalle et envie de bosser dans la musique.” Eux sont cependant autodidactes, et arrivés dans le business presque par hasard. “Le chemin a pris du temps. Sans formation claire et officielle, explique Seb Desprez. J’ai toujours été très proche du monde de la musique. J’ai donné des coups de main en booking de DJ. J’ai fait la com au Fuse à mi-temps pendant mes études en communication et relations publiques, et aidé un pote à lui trouver des dates.” Après un détour dans le monde du marketing et des start-up, Sébastien est devenu attaché de presse chez Five Oh. “Je bossais avec plein de managers. Je les ai observés. Et j’ai eu envie de prendre une place plus importante dans des projets, de soutenir des trucs que je kiffais. D’utiliser mon expérience avec Angèle, Roméo Elvis, Flavien Berger et de la mettre au service de petits groupes qui démarraient ou en tout cas d’artistes vachement plus niche. Je voulais utiliser ce que je savais de l’industrie pop dans des projets plus underground. Julien, mon binôme, c’est pareil. Il a travaillé chez Universal et chez Debonair, l’agence de Charlotte de Witte et Oscar and the Wolf.”
Michael a une formation de violoniste classique et a étudié un tas d’autres choses au conservatoire de Liège avant de s’orienter vers la pédagogie, de faire écouter de la musique contemporaine complètement barrée comme Cage et Ligeti à des gamins de 4 ou 5 ans et de sensibiliser des ados de Molenbeek au Sacre du printemps de Stravinsky. “À la base, je ne connaissais rien à rien. Quand j’ai rencontré Chouk Bwa en Haïti, je me suis juste dit: il faut que cette musique-là, les gens la voient. Je ne savais pas ce qu’était un booker, un éditeur, un contrat de cession. Je savais juste que j’adorais ce qu’ils faisaient. Après, j’ai suivi quelques formations du Conseil de la musique. Sur les contrats par exemple, ou le marketing. Et j’ai posé beaucoup, beaucoup de questions.”
Maxime Lhussier est quant à lui arrivé au management en tant que musicien. “Pour Dan San et Pale Grey, on cherchait. On n’a pas trouvé. Et donc j’ai commencé à m’en occuper. Disons que j’ai toujours été quelqu’un de plutôt organisé. Quelqu’un qui n’a pas peur de démarcher, d’essayer d’ouvrir des portes, d’être proactif. Petit à petit, j’ai développé un réseau. Au début, c’est ça: ne pas avoir peur de parler aux gens. Mais je m’intéressais à tous les à-côtés. J’ai fait des stages chez Pure FM et chez Toutpartout.” Après huit ans chez Jaune Orange qui lui ont mis le pied à l’étriller, Maxime a lancé son agence: Odessa. “Le premier groupe que j’ai managé sans y jouer, c’était Glass Museum. J’ai été leur agent chez JauneOrange. On les a signés sur le label. J’étais un peu leur seul entourage pro. À un moment, je me suis dit: “C’est drôle. Je suis votre manager. C’est moi qui m’occupe de tous les métiers autour de votre projet.”” Quant à Glauque, il a été le chef scout d’un de ses membres avec qui il a même joué dans Pale Grey. “Il m’a montré quelques vidéos de 30 secondes un jour dans le van et j’avais envie de bosser avec eux.”
Multitâches
Gradué en marketing, Didier De Raeck a commencé à tâter du management avec un de ses collègues dont il appréciait la musique (Bram Delvaux) quand il bossait pour le label V2. “Il m’a dit: “Tu devrais peut-être devenir mon manager.” Je ne l’avais jamais été. Il n’en avait jamais eu. J’ai appris un peu sur le tas. On a sorti son premier EP. On l’a pressé en vinyles, fait deux ou trois concerts.” Lorsque Didier a perdu son boulot, le directeur artistique d’In Fine a répondu à un de ses mails lancés comme une bouteille à la mer. “Il m’a dit qu’un de ses artistes allait sortir son deuxième album, Tohu Bohu. Que ça montait et qu’il aurait bien besoin d’être entouré. On a fait un skype avec Erwan. J’étais à une table de merchandising de Birmingham en tournée avec Gravenhurst. Il m’a dit: “Je n’ai jamais eu de manager. Je ne sais pas ce que c’est. Mais je sens que j’ai besoin d’être conseillé.” Ça m’est tombé dessus comme ça et je me suis dit why not. Je connais déjà un des trois piliers du taf.”
L’exploitation phonographique (vinyles, CD et aujourd’hui plutôt streaming) est en effet avec l’édition (la gestion des droits d’auteur) et le live l’une des trois grandes sources de revenus. “Le live, on connaît mais c’est toute une économie. Comment tu montes une tournée? Qui est ton booking agent? Qui finance quoi? J’ai appris sur le tas. Au début, je posais des questions assez teubé. C’est quoi un droit d’exécution publique? C’est réparti comment? Ça tombe après combien de temps?”
Didier a consulté quelques bouquins: Music: The Business d’Ann Harrison et The Music Management Bible écrit par le MMF, le Music Managers Forum. “Mais je travaille essentiellement avec la France et c’est d’autres manières de faire.” Il a aussi donné quelques coups de fil au manager de Little Dragon, un Anglais basé à Bruxelles. “À un moment, je me suis dit: je gagne autant, si je veux un salaire correct, j’ai besoin de trois groupes. Lui me l’a déconseillé. La question, c’est quelle est la valeur de l’artiste que j’ai et jusqu’où je peux faire grandir cette plante.”
L’un évoque les nombreux contrats de plus en plus volumineux à décortiquer (“de temps en temps, pour une B.O. par exemple, on fait appel à des avocats”). Un autre, le parcours administratif du combattant pour tourner au Royaume-Uni, et comment il a intégré la naissance de deux bébés au planning d’une tournée importante ou géré à distance des problèmes de douane. Nounous pas comme les autres, hommes à tout faire façon MacGyver, les managers sont un peu les couteaux suisses de la musique. “Le métier a évolué. Mais c’est lié au business de la musique qui a lui aussi beaucoup changé, remarque Seb Desprez. Il est devenu plus complexe. Il y a bien plus d’aspects à prendre en compte qu’avant. Faire du réseautage en 2024, c’est plus facile qu’en 1956, mais tu dois un peu être expert en tout.”
“Tu sais où commence le travail mais pas quand il se termine. Il faut bien définir les tâches, acquiesce Maxime Lhussier. J’essaie de responsabiliser nos groupes mais avant je faisais tout en termes administratifs. Quand quelqu’un prenait un sandwich sur une aire d’autoroute, je courais pour récupérer le ticket et le ranger dans la compta. Un boulot à temps plein.”
Penser à tout. Tout le temps. Dider De Raeck évoque les synchros et l’image. “Le disque ne paie plus comme dans les années 90. Et mine de rien, produire et sortir un disque, ça coûte de l’argent. Pour le récupérer, bien souvent, c’est sur une synchro (utilisation d’une œuvre dans un autre contexte que celui d’origine, par exemple un film, une pub ou une série, NDLR) aujourd’hui qu’il faut compter…”
Pour Rone, il y a eu Audiard (le film Les Olympiades). Il aurait pu y avoir Mission: Impossible. Il a notamment fait des synchros pour des voitures électriques et hybrides. “On n’accepte pas tout et n’importe quoi, poursuit son manager. On a déjà reçu des offres de McDonald’s, mais c’est no way. Même pour le prix d’une maison. C’est un coup à bad buzz. Même si c’est parfois vraiment tentant. Ça peut changer ton année, mais aussi compromettre la suite. Après, tu n’as pas de boule de cristal. Tu peux accepter une pub qui va se faire descendre. On s’était avancé dans une campagne avec le WWF. Un mois avant qu’on s’y mette, des articles ont épinglé le fait que l’association armait des gardes anti-braconnage mais que finalement ces armes se retrouvaient dans des milices privées. J’ai téléphoné. “Désolé les gars. Je peux pas maintenant me lancer dans une campagne pour les dauphins”…”
3 QUESTIONS à Anissa Jalab
Comment es-tu devenue manageuse?
Au printemps 2015, j’envoie un mail à Julien Creuzard (alors patron de Capitol Music France, NDLR) en lui expliquant que Bruxelles va tout exploser. Qu’il va se passer un truc, qu’il doit être sur le coup. Pour moi, c’était lui qui prenait des risques à l’époque. C’était lui qui allait comprendre. Je lui parle notamment de Damso et de Hamza… En juillet, il me répond: “Booba veut signer Damso. Est-ce que tu peux t’occuper du deal? Ramène-le nous.” Je ne le connaissais pas du tout. Mais je lui ai dit: “Oui, bien sûr.” Et je l’ai contacté via Facebook. À l’époque, Damso avait 500 followers et je travaillais sur mon mémoire en journalisme. Je lui ai conseillé de négocier certaines choses et de se trouver un manager de confiance. Mais il a vu que je défendais ses intérêts et il m’a répondu: “Je sens que c’est avec toi que je dois y aller.” J’ai commencé à chercher d’autres artistes en 2017 et l’année d’après, au Maroc, à manager ElGrandeToto que j’avais découvert sur YouTube. Du coup, lorsque j’ai arrêté Damso en 2021, je ne me suis pas retrouvée sans rien.
Est-il facile pour une femme d’œuvrer dans ce business?
Au début, je niais la réalité. Je me disais: “Anissa, ne te victimise pas. On a tous autant de chances.” Mais quand j’ai arrêté le déni et été sincère avec moi-même, je me suis rendu compte que je devais bosser dix fois plus que les mecs. Je ressentais le besoin de prouver que j’étais tout aussi bonne qu’un homme. Aujourd’hui, je fais des choses pour moi. Pour la génération qui suit. On a lancé une formation de management en cours du soir à l’IHECS. J’ai des artistes qui cartonnent. Je suis passée par plein d’états d’âme et de frustration pour me rendre compte de tout ça. J’ai une anecdote. Alors que je suis enceinte, je reçois un clip. Je dis ce que j’en pense. Et un mec me répond: “Désolé mais je prends pas en compte l’avis d’une femme enceinte bourrée d’hormones.” Je suis restée bouche bée. Ça ma tellement choquée que je n’ai rien dit. En plus, c’était moi qui payais le clip. Tu es obligé d’entendre mon avis. Finalement, je ne l’ai pas sorti.
Vous êtes nombreuses à exercer ce métier en Belgique?
Je pense à Sylvie Farr (qui manage Angèle). à part elle, je ne connais personne. Mais l’an dernier, dans ma formation, sur quinze participants, il n’y avait que deux mecs. On est fortes. On est pertinentes. On est intelligentes. On a de l’intuition. Le côté maternel naturel joue aussi, je crois. Peut-être qu’on est davantage dans l’émotionnel. Et encore. C’est mon cas. Il y a des femmes qui ne le sont pas. L’humain est au centre de mon management. Je m’adapte énormément à la personnalité des artistes. J’ai développé des capacités de psychologue, d’assistante sociale. Je blague, mais j’ai quand même suivi une dizaine de formations sur les différents types de personnalités, sur les neurosciences, sur le comportement. J’ai diggé à mort. J’ai lu des bouquins. J’ai commencé à 25 ans, complètement par hasard. J’ai appris sur le tas. Mais j’étais confrontée à tellement de gens différents que ça ne suffisait pas.
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