Loverman, en concert à l’Ancienne Belgique: « J’ai eu un coup de foudre pour la gratte »
Échappé de Shht, James de Graef devenu Loverman questionne et explore l’amour sur un premier album remarquable qui flirte avec Leonard Cohen et fait de l’œil à Nick Cave.
Schaerbeek, taverne Latinis. Début octobre. James de Graef a beau avoir la bougeotte, il a fixé rendez-vous près de chez lui dans un troquet populaire où il arrive habillé d’une chemise rose transparente uniquement fermée par le bouton du milieu et d’une autre par-dessus qui assure le style. Relax, souriant, affable, le jeune homme se lance pour la bise plus que pour la poignée de main. Le chanteur de Shht, pote de Tamino, se fait désormais appeler Loverman et sortait il y a quelques jours Lovesongs, son époustouflant premier album solo. “On peut commencer par l’histoire de ma famille, raconte-t-il dans un français redoutable. J’ai été élevé de manière bilingue. Ma mère est anglaise et mon père flamand. Ils se sont rencontrés en Angleterre à l’université. Et il l’a emmenée avec lui en Belgique où ils ont eu des enfants.”
Tous deux ont transmis leur amour pour la musique à leur progéniture. James est l’aîné. Il a un frère et deux sœurs. Tous passés par le merveilleux et suranné monde des fanfares. “Ma mère était vraiment passionnée. Elle jouait du saxophone et nous a emmenés dans toutes les fanfares de Flandre. Tous les soirs de la semaine, on était partis. Ce pan-là, la pratique, c’est vraiment elle.” James attaque avec le tuba. “J’adorais le tuba basse. J’étais tout petit. C’était tout grand. Je trouvais ça cool. En plus, j’étais fan de Youngblood Brass Band. C’était ça qui me faisait rêver: le sousaphone. Nat McIntosh était mon idole. Mais je n’y suis jamais arrivé.”
James a touché un peu à tous les instruments et passé au moins dix ans dans ces ensembles souvent déambulatoires et toujours hétéroclites. “C’était vraiment une ambiance particulière. Tous ces vieux qui ne se réunissentpas toujours forcément pour jouer mais boire des coups. La fanfare est une fabrique de tissu social et elle a carrément été mon introduction à la musique.” L’autre versant de la mise en bouche est paternelle. “Mon père est vraiment responsable de mes goûts. Il m’a transmis toutes ses références. Il jouait du saxophone dans un groupe punk au début des années 80. C’était un peu à la Virgin Prunes, Throbbing Gristle, James Chance. Ils n’ont jamais sorti de 45 Tours mais ont eu quelques cassettes et ont vendu jusqu’au Japon. J’ai vraiment été élevé avec le punk et le dub. Le punk anglais surtout. Mais il était aussi branché Ramones, Black Flag et Henry Rollins. Puis Nick Cave et The Birthday Party.” Il y a notamment de ça dans Lovesongs, cet incroyable premier album à la classe nocturne. “Je n’ai pas réussi à y échapper, sourit-il. Je le sais. Je ne peux pas le nier. Mon père avait une super collection de disques. Les chats ont tout détruit. Ils ont fait leurs griffes sur les pochettes. C’est con. Il y en avait pour une petite fortune. Mais la musique, elle, a toujours été là. Ils n’ont pas été jusqu’à abîmer les vinyles.”
Gamin, James fait la voix de Nemo, le plus célèbre des poissons-clowns, dans la version flamande du classique de Disney. Branché métal, emo, post hardcore, il joue de la batterie et chante quand à 16 ans, il découvre le dubstep. “Avant, j’avais beaucoup d’idées préconçues et de préjugés sur l’électronique. J’avais été élevé musicalement de manière très classique. Je voulais voir d’où sortait la musique. Mais tous mes amis baignaient là-dedans. Je suis tombé amoureux. Je me suis passionné. Je voulais construire mes propres productions sur ordinateur. Ça m’a même obsédé. Pendant ma rhéto, je ne faisais que ça.”
Après ses secondaires, le jeune Flamand qui a grandi à Aarschot, puis dans les faubourgs de Leuven, part étudier la pop et la prod à Liverpool où il a de la famille. L’école n’est pas dingue mais il y monte un duo électronique. Après une année sur les bords de la Mersey, il décide de rentrer au pays et prend la direction de Gand où il veut approfondir sa formation musicale et combine cette fois la production et le piano. “À la fois par curiosité je pense et par soucis de liberté. Je n’aime pas être dépendant musicalement parlant. Je veux avoir la possibilité de faire moi-même de la musique et de ne pas devoir attendre qui que ce soit.”
À Gand, James rencontre Femke Fredrix (alias Daisy Darkpark ou Daisy Ray). Ils tombent amoureux et s’inspirent mutuellement. Elle vient de l’audiovisuel, fait des vidéos d’art pour des expos et aime jouer avec les textiles. “Elle touchait un peu à tout dans le monde de l’image et de la mode. J’ai appris et découvert beaucoup de choses grâce à elle. Notamment le cinéma qui jusque-là se limitait pour moi aux blockbusters.” Avec Femke, James monte Partners. Un projet qui mêle l’électronique et les arts visuels. “Elle n’avait aucune formation musicale. Ca a été super cool pour moi de collaborer avec quelqu’un qui n’avait pas de cadre théorique. C’était fascinant. Elle était très forte musicalement. Elle faisait de la musique à l’ordinateur comme elle aurait monté une vidéo. C’était vraiment du collage, du découpage. Partners est une aventure performative et un choc de cultures. Femke respire la créativité et moi je venais de la discipline, de la pratique quotidienne.”
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La mythologie amoureuse de Loverman
Parallèlement, dans le parcours assez mouvementé de James de Graef, on retrouve Shht, groupe inégal et insaisissable dont il a tour à tour été l’ingénieur du son, le bassiste et le chanteur. “Il y avait beaucoup de choses, beaucoup d’idées dans ce projet. De la technique. De l’humour. On était dans la même classe à Gand. On faisait tout ce qu’on ne pouvait pas faire. On essayait quelque part de casser les règles. Michiel(Renson) qui est encore l’un de mes meilleurs potes et mon ingénieur du son, était vraiment fou avec le public. Dans l’interaction permanente. Il créait des moments imprévus à chaque concert.”
Briser les règles. Démolir le quatrième mur. Celui, imaginaire, qui sépare la scène des spectateurs… James en a gardé des séquelles. “Michiel a souffert du frontman syndrome. Il était temps qu’il fasse un break mais les autres voulaient continuer et m’ont demandé de chanter. Je n’étais pas à l’aise avec cette idée. Ce n’était pas vraiment mon groupe. En même temps, c’était une expérience. J’ai voulu essayer. Je me suis bien amusé. Après quelques années, j’ai réalisé que ça me prenait beaucoup trop de temps. Que ça exigeait de l’implication, de l’investissement. Et j’ai senti que ce n’était pas ma vocation.”
Loverman naît pendant la pandémie que James passe entre Bruxelles où il a déménagé et la maison de ses parents où toute la famille s’est réunie, y compris Daisy. Il écrit ses premiers morceaux pendant le confinement et pique la guitare espagnole, classique, de sa sœur, qui traîne dans les parages. “J’ai eu un coup de foudre pour la gratte et je me suis mis en tête d’écrire des morceaux. Ça a été très spontané. J’ai commencé avec mes trucs de piano à la guitare. Beaucoup de Bach en fait. De manière très basique évidemment.”
James vient de sortir un album avec Shht quand le virus immobilise le pays. Un tas de shows tombent à l’eau mais l’annonce du confinement le soulage. “J’avais un peu mal au cœur. J’étais pas dans l’état d’esprit d’une tournée. Je me suis senti très inspiré. Je me suis mis à écrire et écrire encore. Beaucoup de paroles. Beaucoup de chansons. Et j’ai enregistré tous ces trucs avec le matos que j’avais à ma disposition. Un peu lo-fi. Un peu bric-à-brac.” Le jeune homme embrigade celles et ceux qu’il a sous la main. Sa mère, sa tante… “On avait tout le temps qu’on voulait. Ça m’a permis d’expérimenter, de tester, d’essayer. D’enregistrer un violon et de superposer les couches pour en faire un véritable orchestre par exemple. Une introduction parfaite à l’arrangement de cordes. Tout ça aurait été impossible en studio.”
Sur les démos, son frère joue de la trompette. Sa sœur de la clarinette. Daisy pousse même la chansonnette. “L’album est assez autobiographique. C’est un peu comme la construction d’une mythologie de notre propre vie amoureuse. À l’époque, on se voit beaucoup. L’amour, ce n’est pas être ensemble ou pas. C’est bien plus diffus que ça. Quand on se connecte, on s’accroche. Et si on a un vrai truc, on reste dans la vie de l’autre. Même si on a besoin d’emprunter son propre chemin pour grandir et s’épanouir.”
L’amour est un sujet aussi éculé qu’inépuisable… “Pour moi, ça a vraiment été super intuitif. J’avais le cœur brisé. J’ai réalisé que j‘étais passionné par le sujet et tout s’est imbriqué. Je me suis identifié à cette idée d’être Loverman. Quelqu’un qui parle d’amour, qui apprend sur l’amour. En même temps que j’écrivais l’album, j’ai d’ailleurs rédigé une thèse sur les lovesongs. Sur des gens comme Leonard Cohen et Nick Cave. Le décalage entre ce qu’ils écrivent et leurs idées, leurs convictions. Comment ils vivent leur vie. Comment ils se comportent avec les femmes. Avec leurs enfants aussi.”
Expérience totale
De Graef qui admire James Blake pour ses mots est un grand lecteur. Lire lui fait du bien, ça apaise son esprit. Il a eu droit à une vraie formation en la matière. Son père est prof de littérature anglaise. “Quand j’étais petit, j’étais déjà plongé dans des livres de référence. Je veux dire, dans des bouquins sur lesquels tu ne t’attardes pas spécialement à dix ans. Je pense notamment à ceux de Virginia Woolf.” Au moment de notre rencontre, James lit un ouvrage de Jung sur la synchronicité et un bouquin sur l’amour de Kate Rose: You Only Fall in Love Three Times: The Secret Search for Our Twin Flame. “C’est un livre cheesy et spirituel qui parle d’âme sœur, de partenaire karmique et de flamme jumelle. C’est très intéressant. Rose postule qu’il existe trois types d’amour. La personne qui t’aide, avec laquelle tu grandis. La personne avec laquelle tu te confrontes à beaucoup de douleur. Notamment à cause de ce que tu hérites de tes parents dans ton rapport à l’amour. Parce que tu en bâtis ton propre concept, ta propre vision en fonction de ce que tu en as vu et vécu. Et enfin ce qu’elle appelle la flamme jumelle.” Un amour qu’on ne reconnaît pas comme tel tant il semble facile et qui nous aide à nous accepter comme on est.
James, qui affectionne les livres de Nick Cave et sa relation particulièrement intéressante au langage, parle de son rapport amoureux à la cuisine et intuitif à la mode. De sa passion pour la danse aussi. “J’aimerais en faire davantage. Je n’ai pas de formation en la matière. Mais parfois, je me sens plus danseur que musicien. J’ai ça dans mon cœur. La physicalité du rapport à la musique. La connexion spirituelle à mon corps. La relation entre le son, le rythme et le mouvement. Conduire, cuisiner, jouer de la guitare, du piano ou faire du skateboard, tout doit être une danse…”
Une philosophie qui renvoie en partie à sa passion pour Nina Simone. “Nina Simone englobe un truc que j’affectionne vraiment: une tendance à la performance, à la théâtralité. Cette idée de créer une expérience sans compromis qui mêle danse, humour, amour, émotions. Je peux être ridicule parfois. Ce n’est pas un disque drôle. Pas du tout. Mais je suis un peu un clown. Je crois qu’il y a une touche d’humour dans l’album. Même si assez subtile. Tu verras quand tu viendras me voir en concert.”
De son propre aveu, la question de la surproduction l’a beaucoup taraudé. “J’avais une vision claire de comment je voulais sonner. Une approche aussi un peu particulière pour ce genre de musique. Je me suis passionné pour des artistes des années 70. Je pense à Nick Drake, à Leonard Cohen, à Tim Buckley, à Fred Neil. À Lou Reed aussi. Mais je ne m’étais jamais imaginé comme un mec avec sa guitare qui écrivait et chantait des chansons.”
Il a dès lors approché l’activité de singer-songwriter avec une mentalité proche des musiques électroniques. “J’ai placé des micros partout et je me suis beaucoup amusé à manipuler le son pour créer celui de mon disque. Il évoque selon moi certaines émotions. C’était ça mon délire. J’aime le lo-fi et j’ai essayé de l’amplifier. J’ai boosté le bruit. En gros, j’ai mélangé ce qui a été enregistré chez moi avec les guitares et les voix que j’ai mises en boîte par la suite avec le producteur Pieterjan Maertens, un mec de Courtrai dont j’aiété un moment le stagiaire et qui bosse notamment avec Tamino.”
James, 28 ans cette année, a participé à la fabrication du deuxième album de ce dernier. “On a pas mal de points communs. Dans notre rapport à l’amour, notre intérêt pour le gaming. On se ressemble et on est en même temps très différents. J’aimerais bien monter avec lui un trio oud, piano, batterie.” Dont acte…
Notre critique de Lovesongs de Loverman
Évadé de Shht, James de Graef s’est fait remarquer il y a un an et demi avec la parution du vertigineux et dépouillé Into the Night sous le nom de Loverman. Quelques singles convaincants et un solide bouche-à-oreille plus tard, le voilà avec un formidable album sous le bras. Disque d’amour dans tous les sens et formes du terme, qu’il soit romantique, pour une famille, des amis ou plus généralement tourné vers l’humanité, Lovesongs désarme de bout en bout, avec autant de classe que d’intimité. Crooner gothique, folkeur nocturne, le Belge se promène sous les étoiles avec des chansons remarquables taillées pour les fans de Scott Walker et Lee Hazlewood, Nick Cave et Nick Drake ou plus encore de Leonard Cohen. Exceptionnel.
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