L’Inde dans les notes bleues de Ganavya: “Nous sommes les temples qui doivent prendre soin de chacun”
Pour son fabuleux Daughter of a Temple, Ganavya a rassemblé autour d’elle une quarantaine de personnes, tissant des liens entre jazz spirituel et musique classique indienne. Explications
Le premier jour, Ganavya accueillit ses invités, et leur offrit les bracelets de prière confectionnés pour eux. Le lendemain matin, quand tout le monde fut rassemblé, elle prit une bassine d’eau chaude, du miel et du curcuma, et lava les pieds de chacun. Ce n’est que le soir qu’elle leur présenta les chansons. « D’une certaine manière, on attend de nous que nous mettions directement notre cœur sur la table. Sans prendre le temps d’être ensemble, de manger ensemble, de marcher ensemble… La lenteur est importante. À la fin de la journée, j’ai pu leur expliquer ce que j’espérais pouvoir atteindre avec eux, les histoires derrière les chansons… À partir de là, on a pu se lancer et rentrer dans la musique. Le restant de la semaine, c’est tout ce que nous avons fait: chanter. »
On peut écouter le résultat de ces journées de chant et de méditation sur Daughter of a Temple. Enregistré en 2022, à la Moores Opera House de l’Université de Houston, l’album est sorti en novembre dernier sur Leiter, le label de Nils Frahm. Y ont participé des musiciens comme Esperanza Spalding, Vijay Iyer, Shabaka Hutchings, Rajna Swaminathan mais aussi le metteur en scène Peter Sellars, etc. Les parents de Ganavya sont également venus chanter, et sa mère a même fait la cuisine pour tout le monde…
Au croisement de la musique classique indienne et du jazz, Daughter of a Temple reflète bien le parcours de son autrice. Née à New York, Ganavya Doraiswamy a en effet passé une bonne partie de sa jeunesse en Inde. Issue d’une famille immergée dans la musique carnatique -la musique classique du sud de l’Inde-, elle a été écartée de l’école, et formée au chant et à la poésie (harikatha), le long des circuits de pèlerinage. Une chance? « Oui et non. C’est facile de critiquer le système scolaire. Mais au-delà de ce qu’il apprend ou pas, c’est une chose très belle et naturelle pour des enfants que d’être ensemble. Quelque part, je suis toujours en train d’essayer de comprendre les conséquences de m’être retrouvée, très jeune, à pratiquer 10 heures par jour, en ne voyant aucun autre gamin de mon âge. » Plus tard, quand elle reviendra aux États-Unis, elle cherchera à « compenser » en enchaînant les études et les diplômes. « J’avais l’impression que ceux qui avaient suivi un parcours scolaire normal avaient appris des choses qui m’échappaient. Ca m’a pris du temps pour comprendre que ce n’était pas forcément le cas » (sourire).
Comme une prière
Alumna de l’UCLA et Harvard, elle a une vingtaine d’années quand elle intègre le prestigieux Berklee College of Music. Depuis, elle n’a cessé de multiplier les connexions, notamment avec la scène jazz -de Quincy Jones à Esperanza Spalding. L’an dernier, elle est également apparue lors de l’unique concert du mystérieux collectif soul londonien, Sault. Et Shabaka Hutchings, l’un des leaders de la nouvelle scène jazz anglaise, a publié sur son label son précédent album, Like the Sky I’ve Been Too Quiet.
Sorti début 2024, il est plus dépouillé, là où Daughter of a Temple s’appuie davantage sur un collectif – »Je voulais recréer un esprit de communauté, de village« . Dans les deux cas, Ganavya tente de fondre la tradition dans une certaine modernité. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le disque tourne autour de la figure d’Alice Coltrane, immense musicienne jazz qui, avec son mari John, posera les bases d’un certain spiritual jazz. Qu’a appris Ganavya de celle qui fondera également son ashram sous le nom de Turiyasangitananda? « Pfff, je ne sais même pas si j’ai le droit de dire que j’ai appris quoi que ce soit. Mais je viens d’une tradition où l’on chante les récits de saints et de poètes très anciens. Ce qui peut vous donner l’impression que l’amour et les miracles n’appartiennent qu’au passé. Ce que je ne crois pas. Donc je me suis dit qu’il y avait peut-être moyen d’utiliser ces mêmes outils de vénération et de les pointer vers quelqu’un de plus contemporain comme Alice Coltrane. J’ai commencé à lire ses livres et écouter sa musique, qui reprenait d’ailleurs souvent de vieilles prières hindoues, que j’ai apprises moi-même à chanter petite, avec mes parents. Donc si j’ai retenu quelque chose, c’est peut-être ça: de suivre vos prières, peu importe d’où elles viennent. Spécialement à un époque où tout le monde parle d’appropriation culturelle, et se demande en permanence qu’est-ce qui appartient à qui. Voilà une femme qui chante au départ dans une langue complètement différente, et qui a eu le courage d’apprendre quelque chose d’entièrement nouveau pour elle, et d’en témoigner avec une simplicité et une humilité infinies. »
Issue d’une communauté musicale très technophobe, Ganavya peut ainsi rassembler une quarantaine de personnes autour de micros reliés à une table de mixage et un ordinateur. De la même manière, elle peut concevoir la musique comme « une prière », et accepter de la jouer sur un plateau télé (chez Jools Holland), ou qu’elle se transforme à un moment en un « produit »… « Il y a ce texte vieux de plus de 2000 ans qui s’appelle le Vimalakīrti Sutra. Pour le résumer brièvement, il raconte l’histoire d’un étudiant, Śāriputra. Bouddha l’envoie visiter un marchand, Vimalakīrti, qui est tombé malade. En colère, Śāriputra ne comprend pas pourquoi son maître lui demande de rencontrer un commerçant, qui manipule de l’argent et fréquente des endroits mal famés. Bouddha va alors lui montrer qu’il est plus facile de devenir un moine que d’être dans le monde… Vous savez, pas mal de gens chez moi ont été très fâchés quand ils ont découvert qu’il m’arrivait de jouer dans des endroits où l’on servait de l’alcool. La seule chose que je peux leur dire est que l’on vient d’une tradition qui nous exhorte à ne pas fuir le monde. Nous en faisons partie. Nous sommes les temples qui doivent prendre soin de chacun. Et si cela demande de chanter dans certains endroits, je me dois d’y aller. C’est notre boulot de trouver la douceur, l’amour et l’essence de la vie partout où nous nous rendons. »
Ganavya, Daughter of a Temple ****, distribué par Leiter.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici