Lianne La Havas: raisons et sentiments
Après cinq ans d’absence discographique, Lianne La Havas revient libérée, publiant un troisième album en forme de profession de soi. Un manifeste personnel aussi audacieux que sensible.
La facteur a sonné à la porte. « Vous avez deux secondes? Je reviens. » De l’autre côté de l’écran, Lianne La Havas se lève, et traverse le salon, en pull en pilou, pantalon de pyjama, pantoufles. Cosy, comme à la maison. De fait, Lianne La Havas est à la maison, chez elle, à Londres. Mi-juillet, dans la capitale britannique, comme un peu partout en Europe, les restrictions se sont un peu assouplies. Mais cela n’empêche pas la musicienne de continuer à « recevoir » dans sa tenue de confinement -que celui qui n’a jamais télétravaillé des jours entiers en jogging-charentaises lui jette le premier masque FFP…
On ne brise pas le glamour: en robe de soirée ou claquettes-chaussettes, Lianne La Havas est de ces artistes qui ont la distinction naturelle, mélange subtil de proximité et d’élégance. Ce qui est d’ailleurs également un bon résumé de sa musique. On ne dévoile pas non plus grand-chose des coulisses. Ce salon sur lequel donne la fenêtre de la session Zoom est aussi celui dans lequel elle a filmé une session acoustique Tiny Desk pour la radio américaine NPR. En la matière, La Havas n’a pas chômé. Dans une autre pièce, elle a également chanté pour la Blogothèque, la BBC et répondu présente à l’invitation de sa pote Kate Tempest pour notre premier Focus Music Festival en ligne, en juin dernier. Quand on la joint, la chanteuse arrive tout doucement au bout du marathon promo. « Je vais pouvoir prendre un peu de vacances, avant de retourner rapidement en studio. Je suis pressée de travailler des idées de chansons que j’ai accumulées. Mais avant ça, je vais surtout en profiter pour revoir mes proches, ma famille. Avec le lockdown et le lancement de l’album, je n’ai pas encore eu le temps de les retrouver. »
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Sortir un nouvel album mobilise toujours énormément d’efforts. En particulier quand une pandémie mondiale grippe les mécanismes habituels. Et d’autant plus quand le disque met fin à une longue absence. Cinq ans après Blood, Lianne La Havas ne pouvait pas vraiment s’offrir le luxe de reporter son successeur. Intitulé sobrement… Lianne La Havas, celui-ci est à la fois un prolongement de son univers musical et son approfondissement. Le chemin n’y est pas strictement balisé. La Havas peut aussi bien naviguer du côté de la soul -le sample d’Isaac Hayes sur Bittersweet- que rappeler le songwriting folk de Joni Mitchell ou s’attaquer à une reprise de Radiohead (Weird Fishes, égalant l’original). Ailleurs, son picking de guitare lorgne les maîtres brésiliens (Seven Times) ou laisse la place à des constructions plus jazz (Sour Flower).
La manoeuvre pourrait passer pour de l’indécision. Elle est au contraire une affirmation de soi. Le genre de déclaration d’intention d’autant plus forte qu’elle suit une longue période de remous et de tâtonnements. Voire de remises en question. « Si j’ai pensé tout arrêter? Vous rigolez? Tout le temps! Jusqu’à la semaine dernière, je n’étais pas certaine d’aller jusqu’au bout! (rires). Mais aujourd’hui, ça va, je sais que je suis au bon endroit… »
Love story
Des questions, Lianne La Havas s’en est toujours beaucoup posées. À commencer par celle de son premier album. En 2012, elle publie Is Your Love Big Enough? Elle n’a alors que 23 ans, et pour tout CV quelques expériences en tant que choriste, et un premier duo éphémère. Malgré cela, elle se retrouve directement nommée pour des récompenses aussi prestigieuses que le Mercury Prize. Trois ans plus tard, Blood reçoit le même genre d’accueil (repris aux Grammys cette fois). Sans hit tonitruant, l’Anglaise, née Lianne Barnes, s’attire les faveurs de la critique et rassemble un public de plus en plus nombreux. Elle se retrouve à assurer les première parties de mégatournées comme celle de Bon Iver ou Coldplay. Parmi ses fans les plus célèbres, Barack Obama l’intègre dans sa playlist estivale, et Stevie Wonder lui laisse des messages sur son répondeur. Mais c’est Prince qui va vraiment devenir à la fois son plus grand admirateur et son ami. Au point d’organiser sa dernière conférence de presse et un concert dans son salon, à Londres…
Malgré ce démarrage en trombe, la musicienne va cependant marquer le pas. La disparition de Prince la bouscule. Au même moment, elle perd sa grand-mère avec laquelle elle a passé pas mal de temps, gamine. Les doutes commencent également à naître, remettant même en cause certains choix artistiques. C’est le blocage. Lianne La Havas disparaît petit à petit des radars. Dans le même temps, elle se lance dans une histoire amoureuse avec un musicien américain, s’installe même un moment à Los Angeles. Mais la relation se fane rapidement.
De retour à Londres, elle accumule les idées de morceaux mais sans réussir à leur donner de direction claire. C’est la scène qui va la remettre finalement en selle. Après un passage à Glastonbury l’an dernier, elle retrouve son groupe en studio. Ils commencent par enregistrer la reprise de Weird Fishes. En s’appropriant le titre de Radiohead, branchée sur l’énergie du live, Lianne La Havas retrouve le fil. Et le feeling.
Ses hésitations et tergiversations, on ne les entend aujourd’hui plus guère. Au contraire: rarement la musicienne n’aura chanté et joué avec autant d’assurance. C’est le paradoxe d’un disque qui évoque les doutes et les insécurités avec… force et conviction. Même dans leurs moments les plus délicats, les plus intimes, les chansons de Lianne La Havas se tiennent droites. Elles évoquent moins un amour déçu que la difficulté d’y mettre fin. « Dans l’album, il n’y a d’ailleurs pas vraiment de moment précis où la relation se termine. C’est beaucoup d’allers et retours. Je décris la manière dont j’ai vécu la situation: comment je suis tombée amoureuse, et vu évoluer ça vers quelque chose d’autre, pour finir par apprendre à vivre sans. À la fin du disque, je suis OK. Mais je continue d’apprendre. » Cette errance amoureuse, Lianne La Havas la dissèque dans toutes ses nuances, la plume bittersweet, moins cérébrale que poétique. L’amour est un cycle, dont la conclusion, temporaire, est toujours à trouver en soi.
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C’est aussi le sens d’un disque dont le titre éponyme est évidemment un statement. D’autant que l’album n’est pas le premier de la discographie. À l’instar de The Beatles, Blur, The Cure ou encore… Prince, Lianne La Havas est moins une carte de visite qu’un manifeste personnel. « Quelque part, quand j’ai enregistré Is Your Love Big Enough?, j’étais encore une gamine. Certes, j’ai mis des choses en place pour que ça arrive. Mais ça m’est un peu tombé dessus: des gens ont trouvé que je savais chanter, et que je devais faire un disque. Ce qui est cool évidemment. Mais je ne maîtrisais pas forcément tout. Au fond, l’album que j’ai toujours voulu faire est celui que je sors aujourd’hui. »
Crise d’identités
Dans son autobiographie, Miles Davis explique à quel point le plus compliqué pour un artiste est de se trouver. Ou en tout cas de trouver le son qui lui correspond. C’est précisément ce que Lianne La Havas a éprouvé. Avec tout ce que cela peut avoir de déstabilisant et douloureux: comment se forcer à être soi-même? Comment aussi réussir à s’exposer sans se cramer? « J’ai énormément de chance de faire ce que je fais. Mais c’est aussi très dur par moments. Parce que ça demande tellement de… vous. Il exige de vous d’être au plus près de vous-même, de vos émotions, et de le faire en public. » Il faut aussi réussir à convaincre. Au cours de la conversation, on évoque d’autres chanteuses britanniques, noires ou métisses. Des musiciennes comme Corinne Bailey Rae ou Laura Mvula, qui ne se sont jamais laissées enfermer dans la seule case soul-r’n’b. Quitte à connaître un parcours erratique? « Je suis une grande fan des deux, mais je ne peux pas parler à leur place. Je sais juste que, personnellement, ça a parfois été difficile d’être comprise musicalement… Vous vous retrouvez sur un label, avec des tas de gens qui vous inondent de suggestions. ça peut vous perdre. C’est pour ça que j’ai dû m’éloigner aussi longtemps… Je savais qui j’étais, mais comment le faire entendre aux autres, a fortiori quand ils ont une autre idée de qui vous devriez être? Donc oui, je me demande si ce n’est peut-être pas plus compliqué de se faire entendre quand vous êtes une musicienne, autrice, compositrice, noire. Peut-être… »
Lianne La Havas reste prudente. Elle sait que le terrain est glissant, le débat potentiellement inflammable. Elle n’a pas oublié comment, en 2016, il s’est précisément allumé, quand, sur Twitter, elle avait refusé d’utiliser le hashtag #BritsSoWhite, lancé pour dénoncer le manque de diversité dans les nominations aux Brit Awards (l’équivalent anglais des Victoires de la musique). Pas très « woke », Lianne La Havas? C’est évidemment plus complexe que ça. A fortiori quand on est métisse, et que l’on a l’impression, à nouveau, de devoir rentrer dans une case ou se ranger dans un camp. « Oui, j’ai toujours senti que les gens voulaient que je fasse un choix… Mais ça ne signifie pas pour autant que je ne suis pas consciente ou fière de ma « blackness ». Je l’ai toujours été. Je sais exactement ce que ça représente chez moi. » En juin dernier, elle a d’ailleurs pris part à la manifestation organisée à Londres pour dénoncer la mort de George Floyd. Et sur son Twitter, elle se présente volontiers comme une « chanteuse, compositrice, guitariste de Londres, qui croit du fond de son coeur que #BLACKLIVESMATTER ».
« De toutes façons, je sais aussi comment le monde me perçoit. Les gens me voient comme, vous savez,… je suis Noire, point! (sourire) . Même si biologiquement, je suis mélangée. J’ai les caractéristiques à la fois d’une personne blanche et d’une personne noire. Soit. I’m still a person!« … Elle dégoupille alors un grand rire, avant de marquer une pause, pensive. « Je réfléchis tout haut, mais même le terme de métisse (« mixed ») ne me plaît pas complètement. Après tout, nous sommes tous 50 % de notre père et 50 % de notre mère. C’est juste que si l’un de deux est Noir, ça devient toute une affaire. Vous êtes sommé de choisir. Et a priori, c’est Noir. Parce que si vous ne l’êtes pas, vous êtes quoi? Un métis ne pourra pas se dire Blanc. C’est tellement compliqué… »
London calling
Née en 1989, la musicienne combine des origines jamaïcaines par sa mère et grecques par son père. Son nom de scène fait d’ailleurs référence à celui de son paternel, Henry Vlahavas. « En me désignant comme Noire, je me retrouve avec le problème de ne pas reconnaître mon père. Or je ne serais pas ce que je suis sans lui… J’aime ma famille, mes différents héritages, mes différentes cultures. » Puisqu’au final, c’est bien de cela qu’il s’agit. Sur Green Papaya, elle chante: « Hoping to find my way home »… « En l’occurrence, je me sens d’abord de Londres. Si je dois me définir, je me sens comme une Londonienne gréco-jamaïcaine. ça tient aux langues que j’ai entendues, aux accents, aux choses que j’ai mangées… Parce que tous les Noirs n’ont pas non plus la même culture, juste parce qu’ils sont Noirs… Désolé, j’ai beaucoup à dire là-dessus, c’est un sujet qui me rend fébrile… »
Soit. De tout cela, les morceaux de Lianne La Havas ne parlent en réalité pas vraiment. Ou alors de manière indirecte, en cherchant, à nouveau, à coller au plus près de leur autrice, affirmant, sans l’enfermer, une personnalité. À l’image de la pochette, frontale, simple et spontanée. « C’est mon ami Bruno Major, qui a écrit Read My Mind avec moi, qui a pris la photo. On venait d’assister à un chouette concert au Jazz Café, on passait une super soirée. C’était une période de ma vie où je me sentais volontiers coupable d’être épanouie, de faire ce que je voulais. Sur ce cliché, cette culpabilité a disparu, je suis juste heureuse d’avoir pu vivre ce moment… Pour être honnête avec vous, on a aussi organisé un vrai shooting. Un truc très pro, avec décor, maquillage, etc., qui a coûté très cher (rires). Les photos étaient d’ailleurs magnifiques. Mais j’ai réalisé qu’elles ne reflétaient pas vraiment ce que le titre suggérait. Elles ne me ressemblaient pas. Enfin, si. Mais plutôt comme une image de moi, scénarisée. Ce n’était pas la bonne chose à faire. J’avais besoin d’un visuel plus complexe, avec plus de couches. « Une pochette où Lianne La Havas a à la fois le sourire franc et le regard pudiquement planqué dans ses cheveux. En noir et blanc.
Lianne La Havas, Lianne La Havas, distribué par Warner. ****
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