Les vers solitaires de Damso
Moins d’un an après le succès de Batterie faible, Damso fait encore mieux avec son nouveau Ipséité, bourré de tubes sombres et violents, imposant le Bruxellois comme le nouveau poids lourd du rap francophone.
Il est 9 h, et Damso est déjà au boulot. Calé dans le divan, il termine une première interview. Il va les enchaîner jusqu’au bout de la journée. Sans doute faut-il battre le fer tant qu’il est chaud. Il y a moins d’un an, on le rencontrait pour Batterie faible, un premier album qui a terminé disque d’or en France. D’or, son successeur, sorti fin avril et intitulé Ipséité, l’a été en moins de deux semaines… Avec plus de 30 millions d’écoutes, le disque est même devenu l’album le plus streamé en une semaine sur Spotify en France. Alors Damso insiste. Et va au charbon. Il a un terme pour ça: faire du « saal ». Comprenez de l’argent, du fric, du flouze, de la maille… Et par extension, du chiffre, des ventes, des scores. « Viser l’excellence« , résume-t-il, voilà ce que veut dire au fond « faire du saal ». Quitte à ce que, comme le terme le suggère, la manière ne soit pas toujours très « catholique »? Damso sait bien que toute victoire a un prix…
Il est l’une des têtes de pont de la nouvelle génération rap made in Belgium. Avec cette particularité: contrairement aux autres, c’est d’abord depuis la France que le Bruxellois a vu son succès et sa visibilité exploser. Pour cela, il a pu compter sur le soutien de la superstar Booba. En 2015, le patron bodybuildé du « game » français l’invitait sur le titre Pinocchio, avant de le signer sur son label 92i. Le verbe y est salé, le décollage assuré. Les textes ultracrus choquent les uns, fascinent les autres, au point d’interpeller les universitaires –« derrière les clichés pornographiques, le rap de Damso dit la misère affective masculine », décode la philosophe Benjamine Weill, dans une carte blanche.
Résultat: un an et demi plus tard, même Benjamin Biolay cite Damso chez Ruquier… Le sujet est devenu incontournable, y compris pour les JT belges. Celui de la RTBF comme lui d’RTL y sont allés récemment de leur séquence sur le boom de la scène hip-hop belge. Avec ce casse-tête pour les journalistes: comment glisser un extrait de Damso qui ne fasse blêmir la ménagère de moins de 50 ans? Son rap est cash, trash et vulgaire. En gros, impossible à jouer en radio, encore moins à la télé… On devine que l’intéressé s’en fout royalement: ce n’est de toute façon plus là que cela se passe.
L’an dernier, deux mois après les attentats du 22 mars, il sortait le clip de Bruxelles vie. Entre la Grand-Place et le Palais de Justice, il balançait: « Eh, ferme ta gueule Journal télévisé/Le monde entier se fait daeshiser. » Plus loin, il explicitait davantage son programme: « J’fais dans le « nique ta mère la pute »/Fuck ton 2000 salaire brut. » Souvent, le rap belge a réussi à faire son trou en jouant la carte de la dérision et de l’humour. Avec Damso, rien de tout ça. Certes, on rit toujours, mais souvent jaune…
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Kinshasa succursale
Un an après Batterie faible, on retrouve donc le rappeur. Il n’a pas changé. Voix douce, réduite par moments à un murmure, il affiche le physique imposant d’un attaquant de Premier League: le genre de contradictions dont Damso est pétri. C’est d’ailleurs ce qui fait aussi tout l’intérêt de sa démarche. Certains s’arrêteront au cliché du rappeur bling bling bas-du-front: après tout, l’intéressé n’hésite jamais à tendre lui-même le bâton pour se faire battre –« Fiancé à la vulgarité, j’ai renoncé à la précarité », rappe-t-il notamment. La caricature ne résiste cependant pas longtemps à l’écoute du nouvel album.
À commencer par son titre. Damso l’a baptisé Ipséité. Selon Wiktionnaire, le mot savant désigne « ce qui fait qu’une personne est unique et absolument distincte d’une autre. » Il explique: « J’ai chopé le terme en traînant sur le Net. Je lisais un texte sur Socrate, et puis de fil en aiguille, je suis tombé sur ce mot. Il devait même déjà servir de titre pour mon premier album. Parce que, dès le départ, j’ai compris que ça allait être le principal enjeu pour moi, que j’allais d’office passer par là. Je savais que si le succès arrivait, le plus compliqué serait de réussir à rester fidèle à moi-même, de continuer à ne compter que sur moi… »
Qui est donc Damso? William Kalubi, de son vrai nom, est né à Kinshasa, il y a 25 ans. à l’époque, le pays s’appelle encore le Zaïre. Plus pour longtemps. En 1997, Mobutu, acculé, s’enfuit de son palais. Laurent-Désiré Kabila prend le pouvoir, avant d’être assassiné en 2001. Nouveau chaos. Tirs dans la ville, braquages, cadavres sur le trottoir: à neuf ans, le gamin doit fuir avec sa famille, direction Bruxelles. En Belgique, il ne roule pas sur l’or. Aujourd’hui, il refuse cependant de jouer la carte misérabiliste. « Je ne viens pas du ghetto/Je ne viens pas de cité », précise-t-il sur Nwaar is the New Black, qui ouvre Ipséité. « Ce serait mentir que de commencer à raconter que j’ai fait de la prison, ou des conneries pareilles. Je suis débrouillard, et je fais ce que je peux faire. Pour le reste, aujourd’hui, dans le rap, tu peux venir de Chaumont-Gistoux et faire du « saal »… La seule différence, c’est que les gens qui ont connu des épisodes difficiles ont peut-être davantage à raconter. Ou en tout cas, ils dégagent une autre énergie quand ils l’expriment. Personnellement, j’ai vécu des trucs parfois très durs, différents de ce que peuvent vivre les gars dans les quartiers. J’ai vu la guerre, j’ai dormi dans la rue, etc. Je ne fais que dire ce que j’en pense. »
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Et ce n’est pas très rose. Le rappeur ne se fait guère d’illusion sur la nature humaine. Ses textes ont beau être taxés de misogynes –« Je ne connais personne qui respecte autant les femmes », précise au passage sa… manageuse-, le rap de Damso est surtout misanthrope. Il explique par exemple comment le succès de Batterie faible lui a fait perdre plusieurs « amis ». « Je pensais que la plupart des gens veulent que tu réussisses, mais ce n’est pas aussi simple… Après, voilà, c’est comme ça, c’est la vie. Ma mère m’a dit que je pouvais être content que ça m’arrive maintenant. Elle, ça lui est tombé dessus à 40 ans. Je me dis que quelque part, j’ai pris 20 ans d’avance. » Plus que jamais, le rappeur est donc « Damsolitaire », préférant rester seul que mal accompagné, constatant que l’homme reste un loup pour l’homme. Sur Mosaïque solitaire, il raconte: « Me demandez pas ce que je fais dans la vie/C’est si noir, vous seriez pris de panique. » Le tableau est sombre? Lucide, précise-t-il. Philosophe du désespoir, Emil Cioran écrivait: « La vie inspire plus d’effroi que la mort: c’est elle qui est le grand inconnu. » à sa manière, Damso confirme: « Je crains plus ma vie que ma mort »…
Nwaar, c’est noir
Le rappeur pourrait en rester là. Se contenter de ruminer et se servir de sa noirceur pour alimenter ses fantaisies trash. Au lieu de ça, il l’utilise pour se livrer, quitte à se mettre en danger. Par exemple, sur Peur d’être père, dédié à son fils, né l’an dernier. « Comment donner l’exemple de ce que je serai jamais? », se demande Damso. Avant de s’amuser: « Et puis merde, de toute façon chacun sa destinée / Policier, peut-être tu seras/Que pourrais-je faire contre ça? » Ici, la voix crâneuse fait place à un murmure pudique, qui semble presque surpris lui-même par ce qu’il confie. Le morceau se termine par une guitare ndombolo et des mots en lingala. Comme une manière de revenir aux racines. Sur l’album, le titre est d’ailleurs suivi de Kin la Belle, autre déclaration d’amour, à sa ville d’origine cette fois, toujours au bord du chaos. Une terre spoliée par l’Occident (« Seule face au monde entier/Personne sur qui compter »), abandonnée par ses propres enfants (« Ton peuple est le plus grand des médisants/S’entraide pas, préfère division« ). « Il ne faut pas se mentir. Ce ne sont pas les Blancs qui ont tué Lumumba. Ce qui ne veut pas dire que l’on n’essaie pas de nous niquer à gauche et à droite. Mais avant de regarder ailleurs, soyons d’abord unis. » Plus loin dans le morceau, il glisse encore, l’air de rien: « J’suis là, je fais de la maille/J’investis au bled dans le médical. » Sans la ramener, il confirme à l’interview: « Mon père est médecin sur place, je suis en train de voir avec lui ce qu’il y a moyen de faire… «
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De quoi flouter l’image du rappeur ordurier, obsédé par le cul et l’écu? Damso ici ou « Dems » là-bas? L’idée est que l’un et l’autre sont tous les deux la réalité, deux faces d’une même vérité. Puisque c’est bien elle qu’il s’agit de raconter, avec tout ce que cela peut avoir de poids. Nwaar is the New Black, rappe Damso, avec deux « a » dans le texte, comme dans « zwaar », « lourd » en néerlandais. « On dit souvent que mes textes sont noirs. Mais je me contente juste de dire les choses comme elles sont. La vérité est toujours sombre. Elle pique. Même pour moi, elle est parfois difficile à encaisser. Mais je préfère l’affronter plutôt que de laisser les autres me la balancer à la figure, parce qu’alors elle gratte encore plus. »
À ce stade-ci, on se permet de tracer des parallèles avec un autre rappeur superstar, américain celui-là: Kendrick Lamar. Lui aussi passe son temps à jeter une lumière crue sur ses paradoxes, à la fois fataliste et déterminé. « On m’en parle en effet souvent, mais j’avoue que je ne connais pas bien », explique Damso. Un morceau comme Mosaïque solitaire, par exemple, découpé en trois parties, est le genre de titre-gigogne que pratique régulièrement l’Américain. Récemment, ce dernier sortait un nouvel album. Intitulé Damn, il a suscité maintes discussions et théories sur le Net (notamment sur la possibilité d’un second disque imminent… exactement comme c’est le cas aujourd’hui avec Damso). Par ailleurs, Damn débute par une scène presque cinématographique, Lamar imaginant sa propre mort. Damso, lui, termine Ipséité par là: Une âme pour deux commence comme un rap porno, joue avec les limites, vire gore, avant le twist final qui transforme le récit en trip quasi ésotérique.
C’est à la fois excessif, incongru et culotté. On repense au roman culte Karoo, de l’Américain Steve Tesich. à sa fin tragico-absurde, et à l’implacable discernement de son personnage principal, qui est aussi la source de tous ses malheurs. « J’étais un électron libre, dont la force, la charge et la direction pouvaient être inversées à tout moment par des forces aléatoires extérieures à moi. J’étais l’une des balles perdues de notre époque. » Saal…
Yo, woman
Le rap viril de Damso est-il soluble dans le féminisme? Oui, nous répond Marie, jeune fille de 20 ans.
« La plupart des gens ont un a priori sur le rap et les paroles qu’il véhicule. On les décrit comme « sexistes », « vulgaires » ou encore « choquantes ». Nous, les filles, on a souvent droit à ce genre de réflexion: « Vous ne devriez pas écouter ça, il ne vous respecte pas. » Je fais pourtant partie de ces filles qui écoutent du rap, aussi bien US que francophone, et qui entendent les paroles sans pour autant les cautionner. Mon opinion sur un artiste dépendra surtout du mood dans lequel je serai et dans lequel il me mettra. Quand j’écoute Damso, j’écoute une musique comportant des termes crus et violents certes, aussi bien au sujet des femmes que des vices en général, mais ce n’est pas pour autant que je vais me sentir vexée. Je ne me compare pas aux filles dont il parle, j’écoute ses sons avec une certaine distance, donc je ne prends pas personnellement ce qu’il dit et je n’en fais pas une généralité. Il raconte des histoires profondes et parfois délicates à travers un langage qui est dur (comme la vie, quoi), mais qui permet de donner de l’ampleur et de l’intensité à la story. Ce n’est pour moi qu’un moyen de narration comme un autre. »
• Damso, Ipséité, distr. Universal. ****
• En concert aux Ardentes, le 07/07, et à Forest National, le 20/10.
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