Les Tueurs de la Lune de Miel, ce clash entre des punks braillards et l’ultime branchitude
À l’occasion du lancement de l’application Belgium Underground et en collaboration avec PointCulture, Focus revisite durant 10 épisodes l’histoire de 10 albums marquants même si parfois méconnus de l’underground belge. Chanson française, synth-pop, électronique de salon, post-rock et garage-punk mélodique au menu. Épisode 1: Les Tueurs de la Lune de Miel, leur deuxième album, sur Crammed Discs en 1982.
Pour le puriste et le survivant d’époque, l’album le plus léthal des Tueurs de la Lune de Miel reste le premier, Spécial Manubre, sorti en 1977 sur le label Kamikaze de Marc Moulin. Déglingué, bruitiste, « bien maft » comme on dit à Bruxelles, c’était l’oeuvre du « groupe belge le plus inégal, le plus insupportable, le plus absurde, le plus zazou, le plus trop », comme le résuma avec emphase Philippe Cornet dans son bouquin Rock au Royaume, sorti 8 ans plus tard. Ni punk, ni new-wave, plutôt fanfare en fait, le disque relevait de ce que Marc Moulin appelait pour sa part de « la délinquance musicale »; soit un mélange très improbable et souvent mal joué en exprès de free jazz, de chanson française et de rigolades poivrotes. Spécial Manubre aligne Brassens, des chansons tirées de westerns et même la Brabançonne soufflée dans le saxo en mode « troll de 21 juillet ». C’est complètement culte mais ça tient quand même pas mal aussi de la grosse couillonnade, de l’album joyeusement déconnant mais partiellement inaudible, dont une majorité de chansons est tout de même plus proche du genre de sketch braillard et approximatif plus tard apprécié des Snuls que de quoi que ce soit d’autre. Voilà, Spécial Manubre est un bon disque de snullekes, plutôt réservé aux « gens un petit peu envers eux-mêmes ».
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Sorti chez Crammed Discs en 1982, le deuxième album est par contre très différent, beaucoup plus sérieux, nettement plus abordable, mieux ficelé et aujourd’hui même considéré comme une oeuvre majeure de l’histoire du rock belge. Ce qui ne l’empêche pas de rester une drôle d’affaire; un disque en fait accidentellement réussi, le rejeton bâtard d’une union totalement contre-nature; à savoir la fusion du line-up original des Tueurs de la Lune de Miel avec une partie du groupe expérimental Aksak Maboul (Marc Hollander et Vincent Kenis) et pour couronner le tout, l’ajout d’une chanteuse, Véronique Vincent, « mannequin et journaliste ». « The rest is history » et l’histoire a justement donné raison à cette alchimie pourtant douteuse. Car il faut bien se rendre compte que nous avions donc d’un côté la bande à Yvon Vromman, un type capable de balancer des énormités du genre « A Boitsfort, le public nous a jeté une bouteille de bière. J’ai répliqué en jetant un bac » (au micro de Philippe Cornet, dans Rock au Royaume toujours) et de l’autre, une certaine idée de la branchitude new-wave de l’époque, autrement dit, un trio d’archétypes d’abonnés au magazine Actuel. Forcément, ça ne pouvait que produire des étincelles, pas que musicales. Et effectivement, on retient souvent de l’association qu’elle fut bouillonnante, ponctuée par un nombre élevé d’engueulades.
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L’Amour joyeux est là qui fait risette
Ce qui n’empêcha donc pas la franche réussite de ce deuxième album, mélangeant les sucreries acides plutôt pop majoritairement chantées par Véronique Vincent aux bizarreries bien davantage turbulentes menées par Yvon Vromman. Ça paraît dingue et ça l’est. Ça semble avoir le cul entre plusieurs chaises et c’est le cas. Mais ça marche, et plutôt bien, notamment en France, où se fait fort remarquer leur très coincoin reprise de Nationale 7 de Charles Trenet. Chez nous aussi, et en Suisse, aux Pays-Bas, au Japon, où le groupe entreprend même une tournée, en Grande-Bretagne et surtout en Allemagne. Avec le recul, on peut franchement relativiser l’anecdote souvent fièrement répétée que c’est l’un des seuls groupes non anglophones à avoir fait la couverture du New Musical Express, gazette anglaise à l’époque très respectable (Nana Mouskouri était passée avant). Par contre, il est évident que le côté taré, carrément psychotique des Tueurs de la Lune de Miel a fait et continue de faire tout le sel d’un groupe qui aurait sinon plutôt simplement lorgné vers la pop növö un peu punky, un peu funky et un peu synthés. C’est encore le Frankfurter Allgemeine Zeitung qui résuma au mieux la bizarrerie de l’affaire: « quelque-part entre Maurice Chevalier et James Chance… Une esthétique post-punk, des rythmes martelés, un rare mélange d’agression sonique et de discipline… Véronique Vincent chante comme une idole pop dérangée, sourit comme Bardot mais reste aussi froide qu’un réfrigérateur… Alors qu’Yvon Vromman, c’est le croquemitaine du rock. »
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Il n’y eut jamais de suite à ce début de succès. Quand Philippe Cornet interviewe dans son bouquin Yvon Vromman en 1985, « le groupe est en panne ». En fait, il se sépare peu après. Crises d’egos, divergences artistiques, c’est le plan classique du groupe qui part en sucette, encore plus inévitable dans le cas d’un mélange de genres et de personnalités aussi improbable que celui des Tueurs de la Lune de Miel. Dans le livret du CD ressorti en 2003, Gilles Verlant explique qu’outre les rivalités, « deux directions musicales tiraillaient le combo. L’énergie héritée du punk et de la new wave d’un côté, la réelle compétence musicale de certains de ses membres de l’autre. » Les Tueurs morts, Marc Hollander s’occupe essentiellement de son label Crammed Discs, qui prend ces années-là son essor. Un album s’enregistre avec Aksak Maboul et Véronique Vincent mais il sera réfrigéré durant 30 ans, seulement commercialisé en 2014. Vromman cherche lui à monter un autre groupe mais meurt, en septembre 1989, sans finaliser de retour fracassant. On n’entendra ensuite plus vraiment parler des Tueurs de la Lune de Miel avant 2003, quand Crammed Discs ressort donc en CD ce fameux deuxième album, considérablement agrémenté de bonus. C’était la bonne époque pour le faire. Celle d’un certain revival post-punk, de l’énième retour de James Chance et Liquid Liquid, du quart d’heure warholien des We Are Wolves et Les Georges Leningrad, groupes plus récents aux approches musicales furieusement proches.
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C’était aussi le bon moment parce que lorsque l’on retombe sur les archives d’un site comme Bide & Musique par exemple, on se rend compte qu’en 2003, les Tueurs de la Lune de Miel passaient surtout pour une plaisanterie aussi belge que kitsch. Certains pensaient que c’était le premier groupe de Didier Odieu, d’autres trouvaient que la musique était essentiellement pompée de Gainsbarre. Les disques se faisaient rares, le public potentiel perdait les Tueurs de vue, donc aussi d’oreilles. Le meilleur groupe belge du début des années 80, peut-être même le meilleur, hors électro du moins, de tous les temps, commençait à se ranger au rayon potache, avec Plastic Bertrand et Lou & The Hollywood Bananas. Ça sonnait comme de la pop rigolote démodée, avec des paroles marrantes comme « quand j’étais petite fille je voulais un fiancé/maintenant je crois que je suis tombée sur un pédé » ou « hé vises un peu les nichons et puis son son cul n’est pas bidon ». Cette ressortie CD a bien heureusement remis les pendules à l’heure, recontextualisé les chansons dans leurs éléments post-punk, new-wave et aventureux; a surtout permis aux gens de se rendre compte qu’il n’y a pas que le cul chanté par Vromman qui n’était pas bidon. Les disques, aussi, ne l’étaient pas. Surtout, les disques.
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Belgium Underground, la nouvelle application de PointCulture, est disponible sur iOS et Android. Infos et téléchargement: www.belgium-underground.be
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