Dominique A
Les sillons de Dominique A
Rares sont les artistes qui, comme Dominique A, en disent autant sur les coulisses de la création, sans jamais que cela n’entame son mystère. À l’occasion de la sortie de Toute latitude, premier des deux disques qu’il sortira cette année, Focus a demandé au chanteur de fouiller son carnet de bord: quelles sont les oeuvres qui l’ont cette fois inspiré? Sa réponse est aussi inattendue que passionnante…
Par le passé, mes disques étaient irrigués par les disques écoutés, les livres lus. C’était dévorant. J’avais envie que tout ce que j’ingérais soit injecté dans mes chansons, que ça fourmille d’influences. Je savais que ma voix ramenait tout à la maison, comme dit un bon ami, je ne craignais pas de me faire déborder. Ça m’a joué des tours, parfois, quand j’étais fasciné, sous la coupe de l’oeuvre d’un autre: avec L’Imprudence de Bashung, notamment, qui m’a tétanisé, il a presque fallu que je rate un album sous son influence directe, avec les gens qui l’avaient fait, pour me débarrasser de ce foutu disque. Mais ce cas un peu extrême mis à part, faire l’éponge m’a toujours plutôt réussi. Le cadre des chansons s’en trouvait élargi. Je pouvais en parler après, pour commenter ce que je faisais. Faire le passeur, c’est quelque chose que j’ai toujours aimé. Avec le risque de se poser en arbitre du bon goût. Mais mieux vaut ça que de laisser à entendre que tout se vaut. Parce que non, tout ne se vaut pas. Il me semble.
Aujourd’hui, il me faut être honnête, je me suffis. Je n’attends plus des oeuvres des autres qu’elles viennent m’éclairer, ou m’apporter des pistes pour ma propre production. Avant, je râlais lorsque je voyais des confrères qui semblaient imperméables à ce qui se faisait, et restaient campés sur leurs acquis, leurs vieilles références. Comment pouvaient-ils espérer faire évoluer leur histoire s’ils ne gardaient pas un oeil sur les musiques, les livres, les films d’aujourd’hui? Être artiste m’a toujours paru être un work in progress permanent, un apprentissage continu au contact des oeuvres d’autres artistes. « Je ne peux pas faire de bons films si les autres n’en font pas« : je ne suis pas godardien pour deux sous, mais j’ai fait de cette phrase de Godard un credo, évidemment transposable à tous les arts.
Devient-on forcément ce que l’on redoutait de devenir? Soyons fataliste: oui. Trop abonder dans un sens ne traduit souvent que la tentation d’abonder dans l’autre. On se défend, on rue dans les brancards, et puis on vieillit. J’aurais trouvé ça horrible avant, dire ça: « Je me suffis. » Aujourd’hui, non. C’est comme ça. On fait avec ce qu’on a, et ce qu’on a, c’est soi. Ça n’implique pas que les écoutilles soient fermées, et que le sous-marin s’enfonce pour ne plus remonter. Ça veut dire simplement qu’on peut au bout d’un moment ne partir que de soi, avec toutes les références accumulées au fil des années, pour arriver à exprimer une forme de -attention mot écrasant en vue- vérité. Il y a une chanson qu’on a travaillée pour le disque qui sort, elle s’appelle Je n’ai pas dit la vérité. Elle parle de ça, des contours pris pour arriver à cracher le morceau, et du fait que trop s’intéresser aux autres, et par exemple aux oeuvres des autres, est le meilleur moyen de ne pas s’atteler à ce qui importe vraiment: trouver une façon d’exprimer les choses qui nous sont propres, sans le filtre des idées d’autrui. Bon, la chanson a été écartée. Mais l’intention reste.
Si un artiste, un seul, a véritablement compté durant l’élaboration des deux disques que j’ai produits l’an dernier, et qui sortent cette année, c’est -je ne vais pas être très original- Leonard Cohen. Même si musicalement, il n’est nulle part dans Toute latitude (mais beaucoup plus dans le disque qui suivra), son esprit a plané. La chanson évoquée plus haut est par exemple née d’un extrait d’une interview qu’il a donnée sur le tard où, lorsqu’on lui demandait s’il n’avait pas trop de regrets sur la production de certains de ses disques, il répondait que non, et que quand bien même il en aurait, c’était toujours moins grave que d’avoir l’impression de ne pas dire la vérité. Ça m’a frappé. C’est très direct et très énigmatique à la fois. Et ça m’a personnellement interrogé sur la part de dissimulation, de jeu de masques dans ce que je faisais. L’important n’était-il pas là: dire « sa » vérité, quand bien même le projet est flou, ou trop ambitieux, ou même fumeux, car après tout que sait-on de ce qu’on fait? Ça supposerait de savoir exactement ce qu’on veut dire, et j’ai l’impression qu’un artiste avance à l’aveugle. Tout est sans doute dans le ressenti: quand on fait fausse route, on le sent. Enfin bon, je le répète: la chanson a été écartée. Ce qui n’est peut être pas un hasard. Un peu trop lourd pour certaines épaules, sans doute, « la vérité ».
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Leonard mis à part, trois livres m’ont inspiré directement. Tout d’abord, celui d’un ami écrivain, Dominique Fabre, Les Soirées chez Mathilde (éditions de l’Olivier), que j’ai beaucoup aimé, comme souvent les livres de Dominique. Ce sont des livres qui se passent toujours en périphérie de Paris: le narrateur y fait le compte de ce qui ne sera plus, et des regrets qu’il faut essayer de ne pas en retirer. Ni recherche du temps perdu, ni enquête modianesque à la clé, juste le constat du temps qui fout le camp. On se connaît depuis bientôt 20 ans, avec Dominique. Pour tout dire, c’est tout bonnement par son biais que je suis « venu » à la littérature francophone contemporaine. Je ne lisais aucun auteur vivant avant. Un jour, il pleuvait, je rentre dans une librairie pour m’abriter et je suis attiré par un recueil de nouvelles dont le titre était Celui qui n’est pas là. C’était un livre de Dominique. Je feuillette, j’achète, je le lis d’une traite, j’envoie un courrier à l’éditeur à l’attention de l’auteur, pour dire combien j’ai aimé son livre, et je glisse un de mes disques avec. Dominique me répond dans la foulée. Quelques jours se passent, je vois par hasard dans un canard une photo de lui, tiens il ressemble à ça, et trois jours plus tard en sortant d’un magasin à Paris, où je ne vivais pas, je tombe nez à nez avec lui, le reconnais et l’aborde. Tout ça en l’espace de trois semaines. On est allés fêter cette rencontre impromptue et depuis, on se suit de loin en loin, on se voit de temps à autre, et on s’envoie nos trucs. Quand j’ai lu son dernier bouquin, je suis tombé sur des phrases qui ont fait BLAM!, déclenchant dans la seconde la boîte à images interne. J’en ai fait deux chansons, une sur chaque disque. La première s’appelle Aujourd’hui n’existe plus, la seconde Le temps qui passe sans moi. De telles phrases sont des cadeaux. Je m’en suis emparé, avec l’accord de l’auteur, pour extrapoler, construire des histoires sans rapport direct avec le livre originel.
Il y un autre roman qui m’a inspiré La Clairière, une chanson de Toute latitude, un bouquin d’André Dhotel dont le titre m’échappe: il y a juste cette image d’une clairière qui m’est restée, comme un point de rencontre magique dans le livre, et que j’ai transposée dans un cadre de guerre et d’histoire d’exilés, je ne sais pas pourquoi, comment la jonction s’est faite entre cette image et le sujet de la chanson. Et puis enfin un manga de Kazuo Kamimura, Lorsque nous vivions ensemble, une merveille graphique, que j’ai relue, et dont la relecture m’a tellement harponné que dans l’instant où je l’ai finie, je suis monté à l’étage, les premiers mots sont apparus, la suite d’accords s’est glissée entre mes doigts, et la chanson est née, comme un marqueur immédiat de l’émotion éprouvée.
Pour le reste, j’ai certes écouté beaucoup de musique l’an dernier, mais rien qui m’ait happé au point de vouloir l' »utiliser ». Des films, je n’en vois plus, rien, même sur écran plat. J’ai passé l’an dernier un temps substantiel à rechercher et commander sur Internet des comics américains des années 70 traduits en français par les éditions Lug (les revues Fantask, Marvel, Strange et consorts), c’est devenu une obsession, mais je peux dire à peu près avec certitude que cette recherche et la lecture compulsive qui en a découlé n’ont en rien influé sur l’écriture des chansons.
Par acquit de conscience, j’ai parcouru tout à l’heure les rayons de ma bibliothèque pour voir ce qui m’aurait échappé, ce que j’aurais oublié de mes lectures qui aurait déclenché l’écriture d’une chanson. Mais non, rien. Si ce n’est peut être une accointance, un goût pour certains thèmes, avec les livres de Marie-Hélène Lafon, que j’ai découverte tardivement, via un recueil de nouvelles sobrement intitulé Histoires, et un roman, Joseph (éditions Buchet/Chastel). J’aime beaucoup son écriture précise, sans affects, son empathie dépourvue de sentimentalisme. D’une facture qui traîne sur un coin d’armoire et qu’on ne veut pas voir, elle dit: « c’est là, c’est têtu, et il n’y aura pas de miracle« . Ses récits ont généralement pour cadre la campagne du centre de la France, les zones agricoles délaissées par les grands axes, où les villages se vident. Le thème m’est cher, et revient plusieurs fois dans les chansons des deux disques. Il y a tant à dire, et à chanter sur le sujet, en évitant l’écueil du pastoralisme nostalgique et du folk à tout crin. Au contraire, en confrontant un regard sur ces larges portions de territoires, dont on parle finalement peu et mal dans les médias ou dans l’art, à des ambiances musicales électriques, on peut exprimer la tension à l’oeuvre dans ces lieux comme immuables mais traversés, et électrisés, par les frustrations humaines. J’avais déjà essayé de mettre en scène ce genre de contrastes sur l’album Vers les lueurs, avec un morceau comme Close West, très rock, évoquant champs, grange et ensilage.
Des sillons artistiques se creusent ainsi, qui ne sont autre que l’expression d’obsessions qu’on a, et qui s’affirment au fil des années, et qui font que l’on sait que c’est sur ces terrains-là qu’il nous faut aller en priorité. La palette se resserre, en quelque sorte, et on touche au fil du temps à ce qui nous est propre, à ce qu’on ne se pensait parfois pas capable d’aborder. Les oeuvres des autres passent et nourrissent, mais ne provoquent plus d’étincelle(s), ou alors par à-coups, le temps d’une chanson. Ce qui n’est déjà pas si mal.
Je m’en voudrais si je donnais l’impression d’une création qui serait très pensée, très analytique. Ce genre de réflexions n’apparaît souvent qu’a posteriori, à la faveur d’une interview ou d’un papier comme celui-ci. On avance, on tâtonne, on trouve une route, dont la cohérence involontaire nous étonne nous-même. La question d’arrêter, ou de ralentir la cadence ne se pose plus. Il faut y aller.
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