Les pionnières (4/8): Rosetta Tharpe, la marraine
Femme de foi et de spectacle, Sister Rosetta Tharpe a secoué les barrières musicales et sociales, fait sortir le gospel des églises et annoncé le rock’n’roll.
Chaque semaine de l’été, retour sur une pionnière méconnue des musiques du XXe siècle
La diffusion de ses enregistrements à la radio a exercé une influence non négligeable sur les chanteurs de rock noirs (Little Richard, Chuck Berry) et blancs (Elvis, Carl Perkins, Johnny Cash) des années 50. Elle a même plus tard profondément marqué les groupes de blues rock britanniques, retournant Keith Richards, Eric Clapton et Jeff Beck. Première vedette du disque de gospel, Sister Rosetta Tharpe n’est entrée au Rock and Roll Hall of Fame qu’à titre posthume, il y a trois ans. En même temps que Nina Simone, The Cars, The Moody Blues, Dire Straits et Bon Jovi. Elle n’en a pas moins, dès les années 30, préfiguré un rock’n’roll dont elle est encore aujourd’hui considérée comme une incontestable pionnière. « La marraine », pour reprendre une expression consacrée.
Bob Dylan l’a un jour décrite comme « une force de la nature. Divine, sublime et splendide. Tout sauf plate et ordinaire. » Dans le Elvis de Baz Luhrmann dont la sortie est prévue en 2022, Rosetta Tharpe sera interprétée par Yola, chanteuse de Bristol croisée aux côtés de Massive Attack et The Chemical Brothers. Raconter Rosetta Tharpe n’est pas une mince affaire. Née Rosetta Nubin le 20 mars 1915 dans une ferme de Cotton Plant, petite bourgade de l’Arkansas, dans le Sud ségrégationniste, elle s’appellerait en fait Rosa (ou Rosie Etta voire Rosabel) Atkins. Fille de Willis B. Atkins, un ouvrier agricole dévot, et de Katie Harper, dont les parents ont vu le jour sous l’esclavage, la jeune Afro-Américaine est élevée par une maman particulièrement bigote qui chante et joue de la mandoline.
Au tournant des XIXe et XXe siècles plus encore qu’aujourd’hui, il vaut mieux être un homme blanc qu’une femme noire pour percer dans le monde du spectacle et de la musique. En plus des barrières raciales et sociales, il y a celles religieuses d’Églises noires souvent très conservatrices et puritaines, voire réactionnaires, qui préfèrent savoir les femmes dans leur cuisine ou le choeur de la paroisse qu’en train de faire carrière et d’arpenter les scènes du pays. Dès l’âge de quatre ans, Rosetta sait chanter et commence à jouer de la guitare. À six, sa mère, qui fait partie d’une troupe évangélique, l’emmène avec elle sur les routes pour répandre la bonne parole.
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Au milieu des années 20, comme beaucoup d’Afro-Américains qui fuient la ségrégation raciale pour travailler dans les aciéries et les abattoirs, Rosetta part avec sa génitrice s’installer à Chicago. Elle se marie à 19 ans avec un pasteur et prédicateur itinérant: Thomas J. Tharpe. En 1936, elle s’installe à New York avec sa mère et quitte tout, mari, église et conventions sociales, pour se lancer dans une carrière profane. Repérée dans les églises d’Harlem et des soirées d’amateurs, elle signe un contrat de deux semaines au Cotton Club en 1938 et devient vite l’une des attractions de la revue. Elle se retrouve la même année dans les studios Decca et, avec sa guitare acoustique, brise les barrières entre le laïc et le religieux. Rosetta rejoint l’orchestre de Count Basie, se produit à l’Apollo et a même les honneurs du Carnegie Hall, temple new-yorkais de la musique classique. Fin des années 30, elle est la première à faire entendre sur les scènes de music-hall et de cabaret l’atmosphère exubérante des églises où résonne le gospel.
En avance sur son temps
Sister Rosetta Tharpe a mélangé le style instrumental d’une blueswoman, un répertoire religieux moderne et traditionnel et une grande liberté dans la manière de se présenter. Adoptée par les grands orchestres de jazz qui dominent l’ère du swing, ceux de Cab Calloway ou de Benny Goodman, Rosetta propose dès le début des années 40 une musique qui évoque déjà le rock’n’roll à venir. Elle chante le gospel avec une guitare électrique, avec laquelle elle s’est familiarisée en compagnie de l’orchestre de Lucky Millinder.
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Influencée par des bluesmen urbanisés comme Big Bill Broonzy à une époque où les chanteuses guitaristes sont peu nombreuses, Rosetta fait à la fois avancer la musique et la société. Très jeune, elle a parcouru les États-Unis d’église en convention religieuse avec sa mère missionnaire et chanteuse de spirituals. Mais là, elle propage au-delà du monde noir un gospel proche des citoyens frappés par les difficultés économiques. Quitte à se mettre à dos les autorités religieuses. Les Églises noires ont contribué à forger l’âme de la population de couleur des États-Unis et à la préparer dans sa lutte pour la liberté. Blues et gospel témoignent tous deux de la situation précaire et instable de l’homme noir au sein d’une société hostile. De la recherche de son identité et d’espoir. Mais les Églises tolèrent mal que Dieu et le Diable entretiennent des rapports de bon voisinage. Rosetta doit ainsi opérer des choix difficiles et contraignants pour échapper aux représailles. Elle qui mêle les genres religieux (negro spiritual, gospel) et profanes (jazz, blues) et fait swinguer les mêmes chansons à l’église et au cabaret.
Spontanée, rayonnante et extravertie, réputée dure en affaires et revancharde, la marraine du rock’n’roll n’était pas à une excentricité près. Elle a célébré son troisième mariage dans un stade de base-ball de Washington devant 25 000 invités payants en 1951 et a acheté son propre bus avec placards, miroirs et couchettes pour pallier l’absence de colored hotels… On pourrait encore s’épancher sur son duo avec Marie Knight et sa probable bisexualité, mais elle reste surtout une chanteuse de gospel incroyable et une guitariste virtuose trop longtemps oubliée parce qu’en avance sur son temps et pas dotée d’un service trois pièces. Après avoir été amputée d’une jambe suite à une attaque cardiaque, Tharpe s’est éteinte en 1973 à Philadelphie après un AVC.
Pour approfondir: Sister Rosetta Tharpe, la femme qui inventa le rock’n’roll, de Jean Buzelin (éditions Ampelos), et Shout, Sister, Shout!, de Gayle Wald (Beacon Press).
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