Les liens de Dienne
Du 7 au 9 avril, le festival BRDCST de l’AB va multiplier les propositions musicales aventureuses. Exemple avec Dienne et un premier album qui lui permet d’exorciser le deuil que le Covid lui avait refusé.
L’esprit humain est bien fait: il oublie vite. Trois ans après, que reste-t-il par exemple des premières journées de lockdown? Des images de rues désertes. Les courses au supermarché transformées en expédition à haut risque. Le parent calfeutré, qui salue depuis sa terrasse du 4e… Ce premier confinement, Dienne l’a, elle, encore bien en tête. C’est en effet à ce moment-là qu’elle perd sa grand-mère. Au plus fort de la pandémie, les conditions pour assister aux funérailles sont drastiques. Au chagrin du deuil s’ajoute l’absurde d’une cérémonie suivie en livestreaming. Le choc. Alors, Dienne Bogaerts fera ce qu’elle fait à chaque fois que ça tangue, à chaque fois que son esprit s’embourbe dans les méandres -les kronkels comme elle dit-: elle compose. “Le cliché de la musique, comme thérapie? Chez moi, ça n’est que ça!” Le processus donnera l’album Addio, élégie ambient, entremêlant instruments organiques et textures électroniques.
Pour en parler, on retrouve Dienne à Hasselt, durant sa pause de midi. Prof à la section musique de la haute école PXL, elle y donne cours deux jours semaine. Avant cela, elle y avait étudié. S’il fallait encore une preuve que la musique a toujours été la première option… “Enfant, j’ai commencé par jouer du hautbois. J’ai entendu récemment qu’on le considérait comme l’un des instruments les plus difficiles à jouer. Mais moi, j’ai très vite réussi à en tirer un son correct. J’ai pris ça comme un signe.” Ce qui démarre comme une récréation va devenir un exutoire. Dienne le comprend quand son grand frère est renversé à vélo par une voiture. Après neuf mois dans le coma et trois ans de revalidation, il garde de lourdes séquelles. “J’avais 9 ans au moment de l’accident. Forcément, ça a été des moments compliqués. Pendant des années, j’ai été voir des thérapeutes. Et puis, un jour, à 13 ans, j’ai composé un premier morceau au piano et j’ai compris que la musique pouvait m’aider.”
Grande est la maison d’Emma
Avec sa sœur Nelle, violoncelliste, de deux ans son aînée, Dienne forme Lili Grace. En 2012, le duo arrive en finale du fameux Humo Rock Rally. Elles sortent un EP, enchaînent les premières parties (CocoRosie, dEUS, etc.), composent des musiques pour le théâtre, et finissent par publier un premier album, Silhouette, à l’automne 2020. Au cœur du disque, “comment, en tant qu’enfant, vous expérimentez un bouleversement comme celui qu’a provoqué l’accident”. À l’époque, par exemple, toute la famille déménage chez la grand-mère pendant un an, “le temps de faire les travaux nécessaires dans la maison pour pouvoir accueillir mon frère”. De quoi renforcer encore un peu plus les liens avec la matriarche, mère de dix enfants, “tous extrêmement soudés”.
Sa disparition, aux premières semaines de la pandémie, et ces funérailles en comité restreint n’en seront que plus perturbantes. Habituellement, Dienne et sa sœur Nelle se seraient retrouvées pour mettre en musique leurs tourments. “Mais précisément à cause du Covid, on était cloîtrées chacune chez nous. C’est comme ça que j’ai commencé à bidouiller seule.” Avec l’objectif de traduire ses émotions en son. “Addio par exemple, évoque directement le fait de suivre les funérailles en streaming. Donc d’un côté, il y a les chœurs de l’église, mais j’avais aussi besoin des sons digitaux qui rappellent qu’on suivait ça sur un écran. Felicitazioni part de la fête d’anniversaire que l’on aurait dû organiser pour les 95 ans de ma grand-mère, à un moment où l’on ne pouvait toujours pas se rassembler. Du coup, j’ai imaginé cette chanson d’anniversaire un peu absurde, avec un gros kicktrès frontal. Casa Di Emma, c’est le souvenir d’elle dans sa cuisine en train de préparer à manger, on entend d’ailleurs sa voix…” Ce n’est pas non plus un hasard si tous les morceaux ont un titre italien. “Gamine, j’allais souvent avec ma mère et ma grand-mère à l’église d’à côté, pour écouter les chorales en italien…”
Esprit de famille
En même temps qu’elle exorcise son deuil en musique, Dienne écoute en boucle Nicolas Jaar, notamment son album Cenizas, fascinante introspection électronique. “Le traitement des voix, la manière dont il s’affranchit de toute structure… Tout ça m’a beaucoup inspirée.” Pour le remercier, Dienne lui envoie un message, accompagné de ce qu’elle imagine être la matière de deux EP. “En me doutant qu’il y avait peu de chances qu’il tombe dessus.” Trois mois plus tard pourtant, elle reçoit une réponse enthousiaste. Addio est aujourd’hui disponible sur Other People, le label de Jaar.
Après un premier concert l’an dernier lors des Nuits Bota, Dienne s’apprête aujourd’hui à monter sur la scène de l’AB. Et ce, juste après avoir foulé celle de… Forest National, en première partie de Tamino -“On habite dans le même quartier à Anvers, on se croise régulièrement au rayon fruits et légumes du supermarché” (rires). Comment vit-elle l’exposition sur scène de sentiments aussi intimes? “Honnêtement, une fois qu’ils sont mis en musique, ça devient autre chose, c’est un exercice différent qui peut même être très fun… Bon, il y a quand même eu cette fois, à Milan. On arrivait au bout de la tournée, avec Tamino. Le fait d’être entourée toute l’après-midi de techniciens qui parlaient italien, m’a replongée dans pas mal de souvenirs. J’ai fini par m’effondrer en coulisses. Le soir, j’ai encore écrasé une larme sur scène. Ce qui a poussé le public à applaudir encore plus fort. Le goût local pour le drama, certainement” (rires).
Festival BRDCST, l’aventure, c’est l’aventure
Marre des grands boulevards pop? Vos oreilles sont saturées des sons calibrés TikTok, engorgées par le trop-plein de musiques, partout tout le temps? Il est temps de venir faire un tour à l’Ancienne Belgique. Durant trois jours, du 7 au 9 avril, à l’occasion de son festival BRDCST (lisez “broadcast”), la salle bruxelloise va tout faire pour élargir vos horizons. Il suffit de jeter un œil à la programmation: post-rock teigneux (les Anglais de Deadletter), psyché turc (Gaye Su Akyol), jazz enlevé (Tom Skinner), punk marocain (les filles de Taqbir), chant sibérien (la légende Sainkho Namtchylak), etc. Dépaysement garanti.
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