Les Lambrini Girls ou la revanche des she-punks: “Pour moi, le monde est un merdier”
Les Lambrini Girls dégainent leur premier album Who Let the Dogs Out et sonnent la charge.
Dans son ouvrage La Revanche des She-Punks, une histoire féministe de la musique de Poly Styrene à Pussy Riot paru en 2019, Vivien Goldman passait 40 ans de rock au crible. Elle racontait comment les héroïnes féministes de la scène punk s’étaient battues pour accéder aux mêmes droits et à la même visibilité que leurs homologues masculins et avaient ouvert pour les femmes un espace culturel sans précédent. Goldman, une des premières à avoir écrit sur le punk féminin et à l’avoir théorisé, montrait pourquoi et comment ces musiciennes engagées s’étaient emparées d’une forme d’art libératrice pour elles. Si elles étaient arrivées un tout petit peu plus tôt dans l’Histoire du rock, les Lambrini Girls (le 25/02 à l’Aéronef, Lille et le 22/03 à l’AB, Bruxelles) auraient pu y figurer.
Avec Amy Taylor d’Amyl and the Sniffers, les sauvages, furieuses et revendicatrices Britanniques qui sortent en ce début d’année leur premier album (Who Let the Dogs Out) incarnent le grand retour du punk au féminin. Un punk féministe, fun et fort en gueule. Socialement et politiquement marqué. « On est des musiciennes. On aime jouer de nos instruments et composer des chansons. Mais on utilise avant tout le punk comme une forme d’activisme, explique Phoebe Lunny, chanteuse, guitariste et agitatrice en chef des Lambrini. L’idée est de protester, d’essayer d’éduquer et de changer les états d’esprit. » Ce qui, il faut bien l’avouer, donne parfois à leurs concerts des allures de meeting ou de manif. Qu’il s’agisse de dénoncer la situation à Gaza et la masculinité toxique ou d’inviter les queer à s’affirmer. « Parfois, je parle trop. J’en suis consciente. Mais ça fait partie du truc. On veut donner de la force aux gens. Leur ouvrir les yeux, leur dire qu’on est avec eux. Qu’on est tous ensemble dans ce bordel. » Quitte à se faire blacklister dans une ville comme Hambourg. « Le poids psychologique de l’Histoire. Un sentiment de culpabilité générationnel… »
Née à Londres, dans le quartier d’Hackney, Phoebe a passé pratiquement toute sa vie à Brighton et n’a cessé d’enchaîner les petits boulots foireux qui dépriment et tuent à petit feu. « Je n’ai pas étudié. Enfin, je n’ai pas été à l’université. Quand j’ai arrêté l’école, je me suis mise à bosser et je me suis fait virer de pratiquement tous mes boulots. Que ce soit au Burger King ou en boulangerie. J’étais souvent en mode gueule de bois. » Phoebe a aussi vendu des assurances et, plus réjouissant, bossé pour un magasin de musique, une salle de concerts (The Prince Albert) et une maison de disques. « Mais tout ce que j’ai toujours plus ou moins voulu faire, c’est de la musique dans un groupe. »
À moitié turque, à moitié portugaise, Lilly Macieira, l’autre moitié des Lambrini Girls, est née en Allemagne. Elle a grandi à Kaiserslautern, à Berlin et en Algarve avant de débarquer en Angleterre à 15 ans et d’étudier la musique à l’université. « C’était super. Ca abordait quasiment tous les aspects de l’industrie. Le songwriting, la production, la performance, le business… Mais je n’ai pas rencontré beaucoup de gens comme moi avant de quitter Londres pour m’installer à Brighton, une ville à taille humaine dont je suis littéralement tombée amoureuse, avec sa petite communauté musicale compacte et solidaire. »
D’où nous vient notre engagement? Tout simplement du fait d’exister
Phoebe Lunny
C’est au Hope and Ruin, où elle bossait derrière le bar et comme ingénieure du son, qu’elle a fait la connaissance de Phoebe. « On a commencé à jouer ensemble dans Wife Swap USA et j’ai fini par rejoindre les Lambrini Girls »» Le groupe est né, comme tant d’autres, au moment de la pandémie et ce n’était pas gagné d’avance. « Je me souviens avoir joué devant deux personnes dans une toute petite salle, explique Phoebe. Personne n’est venu. J’étais à la fois défaitiste et convaincue que la roue allait tourner. Parce que je me berçais de douces illusions. Puis aussi sans doute à cause de mon ego… »
Sororité et plus encore
Sans disque, les Lambrini Girls ont écumé les plus grands festivals anglais (Reading, End of The Road, Glastonbury…). Elles ont assuré la première partie d’Amyl and The Sniffers aux États-Unis et même donné une interview croisée avec Sleater-Kinney. « La dégénérescence de l’industrie du disque à l’ancienne, en partie à cause de son incapacité à gérer l’accès instantané d’Internet, a été un événement déterminant, un véritable don de déesse, pour les femmes, écrit Goldman dans son ouvrage. On a le sentiment que l’affaiblissement de la poigne jadis absolue de la vieille industrie du disque de Mecville crée un espace vivifiant pour les artistes d’aujourd’hui -de nouvelles plateformes pour de nouvelles voix chevronnées. Comme le fait remarquer ESG, le vieil empire partant en miettes, un environnement plus viable a fini par apparaître. Mais comment faire pour s’emparer de l’espace que tout le monde cherche à accaparer -à part être géniale, s’entend? Toutes les formes de sororité y contribueront certainement. J’irai même jusqu’à dire que la sororité sauve. »
« D’où nous vient notre engagement? Tout simplement du fait d’exister, commente Phoebe. Le monde est en feu. Si les autres ne font rien, c’est leur problème. On a le privilège de pouvoir s’exprimer sur la politique, sur ce qu’il se passe autour de nous. Je ne comprends pas comment on peu détourner le regard et plonger la tête dans le sable. C’est le fait de ceux qui n’ont jamais dû se soucier de quoi que ce soit. J’en sais rien en fait. Je ne connais pas une seule fille qui ne soit pas politique. »
Phoebe a beaucoup fréquenté les manifs. « C’était lié, j’imagine, aux désillusions. Au fait de voir comment les choses fonctionnent. Il y a beaucoup de raisons de descendre dans la rue depuis des années. Au Royaume-Uni tout spécialement. Et je ne parle pas que du Brexit. Ca n’a fait qu’aller de mal en pire. Ma mère m’a emmenée protester avec elle dès l’âge de 7 ou 8 ans. Elle a toujours été engagée. Même si nous n’avons pas les mêmes visions politiques. »
Ca ne saute pas aux yeux mais Phoebe a été élevée au son du folk rock, biberonnée aux disques de Nick Drake, de Crosby, Stills, Nash and Young et de Fleetwood Mac. Stevie Nicks l’a obsédée. « C’est à cause d’elle que j’ai commencé à me teindre en blonde quand j’étais ado. Elle était extrêmement forte sur scène et m’a donné envie d’aller écouter ailleurs. »
« Je pense qu’on a un sens assez marqué de la justice et quand c’est le cas, c’est compliqué de ne pas regarder les choses en face, de ne pas se fâcher, de ne pas questionner », poursuit Lilly. Elle raconte s’être éveillée à la politique autour de questions éthiques. « J’ai grandi dans un milieu privilégié mais mes parents m’ont éduquée de manière à ce que j’en ai toujours bien conscience. Adolescente, quand j’ai commencé à étudier la philo, je me suis éveillée aux théories politiques. Puis il y a eu Jeremy Corbyn qui m’a vraiment parlé et m’a clairement éduquée. De là, cette conscience n’a fait que grandir et se développer. »
Profondément marquée par L7, les Bikini Kill et Le Tigre, Phoebe Lunny ne cache pas son admiration pour Kathleen Hanna mais rejette l’appellation Riot Grrrl qui lui est souvent collée sur le paletot. « Hanna a toujours été très franche et a utilisé la plateforme à bon escient. Mais on ne sonne pas comme les Riot Grrrl et les temps changent. Dans les années 70, les punks exprimaient plein de manières différentes de vivre et c’était assez en soi. Être anticonformiste suffisait déjà à être considéré comme de l’activisme. Pour certaines femmes comme Patti Smith et Joan Jett, le simple fait d’exister et d’être elles-mêmes a été déterminant. Elles ont montré tout ce qu’une femme pouvait être et en ont élargi les limites. »
« L’étiquette Riot Grrrl n’a plus beaucoup de sens aujourd’hui, rebondit Lilly. Je pense que c’est très années 90. Il y a des filles maintenant qui jouent dans des groupes et qui sont en colère. Mais ce n’est pas un genre en soi. » Les Slits et les Raincoats ne l’ont pas inspirée non plus. Lilly revendique davantage l’influence de Courtney Love « qui n’est pas du genre à s’excuser », et d’une Kim Gordon « qui a toujours voulu être vue comme une musicienne et non comme une fille qui faisait de la musique« . « C’est important cette distinction. Parce que les filles veulent parfois juste être considérées pour ce qu’elles font et pas pour ce qu’elles sont. »
Coup de pied dans les couilles
Braillard et bruitiste, puissant et méchamment énervé, Who Let the Dogs Out est une solide déflagration. Il a été écrit lors de deux sessions de travail dans l’Oxford rural. « Pendant la première, on était tombées à court de picole. Ce qui est évidemment illégal. Donc, pour la deuxième, on a fait du stock. Mais on est malgré tout arrivées à tout boire en une semaine. » Soit 48 bières, une bouteille de vodka, six bouteilles de vin, deux autres de Lambrini, rhum et Tequila. La bête a été enregistrée par Dan Fox du Gilla Band et mixée par Seth Manchester (Mdou Moctar, Battles, Model/Actriz). « En termes de son, le but principal était d’expérimenter et d’incorporer de la variété à nos chansons. On voulait sortir d’une production purement punk. Proposer un truc plus poli. Trouver quelqu’un capable de capturer quelque chose de très bordélique et noisy de manière propre et écoutable. »
Coup de pied dans les couilles de la masculinité toxique (Big Dick Energy), hymne antigentrification (You’re Not from Round Here), interlude avec activiste des droits civiques (Kwame Ture) et féministe marxiste (Angela Davis)… La charge, forcément très explosive, est blindée d’humour. Si elle aime beaucoup Lord Byron, Percy Bysshe Shelley et Jane Austen (tatouage d’Orgueil et préjugés à l’appui), Phoebe a un faible pour la poésie de Philip Larkin et de John Cooper Clarke… « Pour moi, le monde est un merdier et je ne peux pas m’empêcher d’en parler. Je ne trouve pas que c’est difficile. Mais chacun a sa manière d’écrire. Perso, j’observe plus que je regarde à l’intérieur. Et si tu es quelqu’un de drôle, tu peux glisser de l’humour partout. J’imagine qu’il en va de même avec la politique. » La pochette de l’album, avec son côté Pierre et Gilles, est l’œuvre de Derek Perlman, un photographe qui a l’habitude de jouer avec le feu dans ses clichés . Ring of fire…
Lambrini Girls, Who Let the Dogs Out ***(*), distribué par City Slang/Konkurrent.
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