Les Flammes, juste une remise de prix supplémentaire? « Une manière de montrer que la variété n’a pas le monopole du populaire »
Le 11 mai prochain, la toute première cérémonie des Flammes se tiendra au Théâtre du Châtelet, à Paris. Une remise de prix supplémentaire? Pas tout à fait. Explications avec le sociologue Karim Hammou, spécialiste des musiques hip-hop.
Née de la frustration de certains acteurs rap de voir le genre peu ou mal représenté aux Victoires de la Musique, les Flammes proposent de célébrer et “repositionner” les “cultures populaires”. À l’origine du projet, les médias web rap spécialisés Booska-P et Yard, appuyés par la plateforme Spotify. Un combo symbolique d’un genre qui a su “bypasser” les circuits traditionnels en créant sa propre bulle médiatique, et en bénéficiant pleinement du streaming. Qu’en pense le sociologue Karim Hammou, spécialiste des musiques hip-hop?
Quel regard portez-vous sur les Victoires de la Musique? En particulier sur la manière dont elles arrivent, ou pas, à parler du rap?
D’un côté, il y a une logique propre à ce genre de cérémonie. Un principe de choix, qui a forcément une dimension “politique”. Cela vaut pour les Victoires, comme pour les Césars, les Grammys, etc. En clair, aucune remise de prix n’échappe au débat. Ayant dit cela, je pense qu’il y a malgré tout une difficulté flagrante à prendre en compte le rap. Ou plus largement ce qu’avec ma collègue Marie Sonnette-Manouguian, on a appelé les musiques hip-hop. Ça apparaît dès le moment où les Victoires créent une catégorie “dédiée”, en 1999. Cette année-là, c’est le groupe Manau (auteur du tube La Tribu de Dana, NDLR) qui gagne. Cela va susciter à la fois un tollé dans le monde du rap de l’époqu. Mais aussi gêner les membres de Manau eux-mêmes, embarrassés de passer devant des rappeurs comme NTM, Ärsenik, etc.
Dans les cérémonies de remise de prix existantes, il y a malgré tout une difficulté flagrante à prendre en compte le rap.
Avant cela, MC Solaar, IAM, avaient déjà été récompensés dans les catégories “principales”. Au fond, était-ce nécessaire de créer une case rap?
Ces dernières années, on a pu justement observer une volonté de resserrer le nombre de récompenses. Après tout, pourquoi pas? Le souci, c’est l’équilibre. Jusqu’à quel point les distinctions principales -meilleur album, meilleur clip, etc.- vont tenir compte des accomplissements de ces musiques? Qui seront les artistes non seulement nommés, mais aussi récompensés? Ce sont des questions sur lesquelles j’ai rarement des réponses tranchées. Cela tient vraiment à une logique politique d’organisation générale. Mais c’est clair que, quand on supprime une catégorie rap ou musiques urbaines, justement au moment où ces musiques semblent particulièrement populaires, il peut y avoir un sentiment d’une forme de deux poids deux mesures.
C’est la raison pour laquelle les Flammes arrivent maintenant?
Il y a déjà eu des tentatives de cérémonie, dans les années 2010: les Trace Urban Music Awards. Donc ce n’est pas entièrement nouveau. Mais c’est vrai que les Flammes débarquent maintenant parce que depuis 2018, 2019, les critiques envers les Victoires ont tendance à se répéter chaque année. Elles portent de façon croissante, non pas tant sur l’absence du rap, mais sur la sélection de certains artistes au détriment d’autres. Au point de se demander s’il n’y a pas un biais raciste, qui tend à mettre de côté les artistes afrodescendants. Et ce de manière d’autant plus spectaculaire qu’ils occupent une place centrale dans la production et les succès du genre. On peut penser aussi aux discours de SCH en 2022. Alors même qu’il était récompensé, il pointait l’absence d’un certain nombre de ses confrères qu’il estimait être des artistes particulièrement importants.
Aux États-Unis existent depuis le début des années 2000 les BET Awards, qui récompensent les “black entertainers”. En Angleterre, les MOBO Awards célèbrent les musiques “d’origine noire”, comme le hip-hop, le r’n’b, la soul, le jazz, etc. Quelle serait la spécificité des Flammes françaises?
C’est encore un peu tôt pour se lancer dans des comparaisons avec des cérémonies qui existent depuis longtemps. Ce que je constate quand même, c’est le choix qu’ont fait les organisateurs des Flammes de privilégier un intitulé large. Jusqu’à ne même plus parler de rap, mais plutôt de “cultures populaires”. Par rapport aux cérémonies dont vous parliez, il y a une volonté de ne pas mettre exclusivement la focale sur les musiques africaines-américaines ou sur les personnes afrodescendantes. Ce qui ne veut pas dire que, dans la façon dont ont été pensées les catégories, on ne peut pas identifier précisément une réaction contre la périphérisation, voire l’effacement de ces dernières. On le voit par exemple avec la création de catégories comme le “morceau afro ou d’inspiration afro de l’année”, ou le “morceau caribéen ou d’inspiration caribéenne”. Ça montre une volonté d’aller vers une complexification des représentations médiatiques des esthétiques noires. Tout en revendiquant aussi un point de vue général sur ce que sont les cultures populaires aujourd’hui.
Précisément, les Flammes parlent de célébrer “les cultures issues des quartiers populaires”. Une manière d’ancrer les esthétiques dans une réalité sociologique…
Oui, mais elle ne l’est pas davantage que le terme de “variétés”. Celui-ci représente aussi une certaine réalité sociologique, une imagination musicale de la société. C’est ça qui est intéressant. Au fond, ce qu’on appelle “variétés” n’est pas nécessairement plus représentatif du “populaire” que le choix de musiques mises en avant par les Flammes. C’est d’ailleurs aussi le pari de cette nouvelle cérémonie. Elle le formule en termes marketing: “repositionner les cultures populaires”, pluraliser le sens qu’on peut donner au “populaire” dans l’industrie musicale et dans les médias. D’une part, Les Flammes affirment la possibilité que des musiques longtemps particularisées puissent représenter, de plein droit et sans bémol, ce qualificatif de “populaire”. C’est déjà un premier tour de force. D’autre part, elles affirment aussi que, à partir d’un noyau historiquement lié au rap, on peut parler d’une multitude de choses. Il y a la volonté de conserver une liberté d’ouverture. Avec tout ce que ça peut avoir de surprenant, de déstabilisant, de discutable aussi. Mais au moins ça permet d’interroger les termes employés jusqu’ici, qui, pour différentes raisons, sont apparus comme des catégories générales insatisfaisantes à l’équipe d’organisation: rap, hip-hop, musiques urbaines, etc.
Karim Hammou
1993 Sortie de Ombre est lumière d’IAM. Le premier vrai choc rap pour Karim Hammou, alors âgé d’une douzaine d’années.
2012 Sociologue au CNRS, Karim Hammou sort Une Histoire du rap en France (La Découverte).
2021 Fear of a Female Planet, co-écrit avec Cara Zina (éditions Nada), sur l’histoire du premier groupe de rap-punk féministe.
2022 40 ans de musiques hip-hop en France, en collaboration avec Marie Sonnette-Manouguian (Presses de Sciences Po).
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