Comme chaque 1er janvier, 50 millions de téléspectateurs valseront avec l’Orchestre philharmonique de Vienne, rituel entre passé trouble et tradition immuable pour des vœux adressés urbi et orbi. Prosit Neujahr!
C’est le premier événement classique au monde. Y assister exige d’être tiré au sort parmi les dizaines de milliers de candidats inscrits onze mois avant la date fatidique. Sur leur trente-et-un, les heureux élus débourseront entre 35 et 1.200 euros pour la matinée du Nouvel An, mais maximum 495 euros pour la répétition générale du 30 décembre et 860 euros pour la soirée de la Saint-Sylvestre. La salle dorée du Musikverein ne comptant que 2.000 places, la billetterie reste cependant peu de choses dans des recettes gonflées par les ventes de CD et DVD mis à la précommande début décembre et, surtout, les droits de diffusion dans 150 pays, dont le montant reste un secret bien gardé par cet orchestre ne perdant jamais le nord.
«L’initiative fut sans doute facilitée par le fait qu’Hitler aimait beaucoup la musique de Johann Strauss.»
Carnet de bal
L’origine de l’événement? Le 13 août 1939, cinq mois après l’annexion de l’Autriche au Reich, «au Festival de Salzbourg, Clemens Krauss dirige un concert du Philharmonique où il a l’idée de ne programmer que des œuvres de la dynastie Strauss, répertoire que la formation n’abordait pas très souvent, raconte Christian Merlin, auteur de Le Philharmonique de Vienne. Biographie d’un orchestre. C’est un tel triomphe qu’il décide de renouveler l’opération à Vienne pour fêter la Saint-Sylvestre, le 31 décembre suivant, alors que le monde est en guerre. Face au succès, il remet ça l’année d’après, cette fois le 1er janvier. L’initiative fut sans doute facilitée par le fait qu’Hitler aimait beaucoup la musique de Johann Strauss, ce qui obligea l’administration nazie à tricher avec l’état-civil pour masquer ses origines juives.»

Démis à la Libération, Krauss récupère «son» concert dès 1948. Puis Willi Boskovsky, premier violon de l’orchestre, dirige ses collègues de 1955 à 1979. Diffusé en mondovision dès 1958, l’événement prend seulement l’envergure qu’on lui connaît lorsque l’Américain Lorin Maazel monte au podium (1980-1986). A partir de 1987, les stars s’y succèdent en commençant par Herbert von Karajan, physiquement diminué. Si aucune vedette n’y revient deux fois de suite, rien n’empêche Zubin Mehta d’en conduire cinq et Riccardo Muti sept (dont le millésime 2021 devant une salle sinistrement vide, crise sanitaire oblige). Directeur musical du Metropolitan Opera de New York, le néoquinqua québécois Yannick Nézet-Séguin s’y risquera une première fois cette année.
«Diriger une valse est bien moins simple que le laisse croire la légèreté du style.»
Un exercice délicat. Que les Viennois jouent à domicile ne lui facilitera pas forcément la tâche, loin s’en faut. En pleine série de représentations «johann-straussiennes» (La Chauve-souris) à Ljubljana, en Slovénie, le chef mouscronnois Ayrton Desimpelaere souligne que «diriger une valse est bien moins simple que le laisse croire la légèreté du style. Ce répertoire ne peut souffrir d’aucune lourdeur: le choix du tempo peut à lui seul déterminer la bonne exécution de l’œuvre. Il me paraît essentiel d’aborder cette musique avec esprit, légèreté et brillance, en évitant toute vulgarité. Un travail sur l’archet –la souplesse ou la dynamique de son articulation– est également indispensable. Sans oublier la balance et le dialogue entre les différents pupitres, chacun ayant des thèmes ou motifs d’accompagnement à mettre en valeur.»
Marche du siècle
Une fois le programme terminé, trois rappels rituels: une polka rapide au choix et deux tubes obligés. «Le Beau Danube bleu n’apparaît qu’à la troisième édition, mais ne devient un rendez-vous annuel qu’en 1948. Et ce n’est qu’à partir de 1950 que s’installe la tradition de terminer le concert par la Marche de Radetzky, alors que Krauss préférait jusque-là le Perpetuum Mobile», précise Christian Merlin. Qui était Josef Wenzel Radetzky von Radetz (1756-1858)? Un maréchal vainqueur de la bataille de Custoza pendant la première guerre d’indépendance italienne et un artisan de la répression des insurgés viennois lors du Printemps des peuples en 1848. C’est pour cette raison qu’Eva Blimlinger, voix du parti vert autrichien (Die Grüne), prônait il y a deux ans son effacement des festivités. D’autant que la version jouée jusqu’en 2019 portait la marque de Leopold Weninger (1879-1940), arrangeur de musique militaire pour la SA, l’armée brune du parti nazi.
Attachée culturelle du SPÖ (centre-gauche), Gabriele Heinisch-Hosek estime plutôt qu’il «serait temps que ce traditionnel concert, écouté dans de nombreux pays, soit enfin dirigé par une femme». Quand ça? La question agita la conférence de presse censée préfacer le cru 2023. Réponse du violoniste Daniel Froschauer, président de Philharmoniker qui n’ouvrirent leurs rangs aux dames qu’en 1997: «Quand le moment sera venu.» Autrement dit, quand une maestra sera «capable de se faire respecter par des musiciens ayant joué sous la direction des plus grands». Dix-neuvième homme au pupitre, Yannick Nézet-Séguin tentera de compenser en jouant la Rainbow Waltz de l’Américaine Florence Price, compositrice chère à son cœur, et une polka mazur de la Viennoise Josephine Weinlich (Sirenen Lieder). Soit moins de dix minutes de musique.