Après deux premiers EP poignants, le rappeur Tuerie dissèque ses relations amoureuses foireuses sur son premier album, Les Amants terribles. Rencontre avant son concert au Botanique, ce 17 octobre.
C’est l’une des théories des Amants terribles. Son auteur, le rappeur Tuerie, l’énonce sur le morceau Flop: «Tous les sons clichés de love commencent au bigo.» Comprenez: toutes les chansons d’amour les plus dégoulinantes démarrent par un coup de téléphone. C’est vrai que les exemples ne manquent pas –du Hello d’Adele au… Téléphone pleure de Claude François, en passant par le tube R&B kinky Thong Song de SiSqó (cité explicitement par Tuerie).
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D’amour, le premier album officiel du rappeur en déborde. De toutes sortes: romantique, vache, fraternel, artistique, etc. Mais toujours avec une dose d’esprit, un goût pour le décalage et, surtout, une exigence de vérité. C’est un peu sa marque de fabrique. On en avait déjà eu un aperçu sur ses premiers EP: Bleu Gospel, en 2021, et Papillon monarque, lauréat du prix Joséphine 2023. Deux uppercuts balancés par un rappeur trentenaire (né Paul Nnazé, au Cameroun), capable de livrer ses nœuds les plus intimes, tout en décochant des rimes pugnaces. Exemple pris au hasard: son titre 27 cèdres, qui réussit à mélanger drame familial, trauma historique et pression quotidienne d’un papa rappeur fauché –«Fils de p…, c’est la rentrée/Et mon fils chausse du 27!»
Tuerie, “champion du monde des mauvaises décisions”
Cette mise à nu, Tuerie la pose sur une trame musicale chatoyante. Nourrie au rap, certes, mais aussi au jazz, à la chanson ou au R&B. C’est plus que jamais vrai sur Les Amants terribles, qui s’ouvre par un chœur gospel. Plus souvent qu’à son tour, le rappeur de Boulogne y pousse également davantage la voix. «Je m’étais déjà rapproché d’un phrasé chanté auparavant. En réalité, depuis le Jour 1, je prépare les gens à ce truc éventuellement clivant. J’ai bien senti un vent de panique, par exemple, quand on a sorti le morceau Flop comme premier single.» Tuerie est toujours capable de dégainer –le morceau Boulbi State of Mind. Mais pour Les Amants terribles, il laisse plus de place au crooner R&B qui sommeille en lui –fan de Wallen (Bruno), lover comme Drake (Lundi), impitoyable comme Kendrick (Sauve-moi).
«J’ai eu besoin de faire une sorte de bilan. Et forcément, il n’y a pas que des trucs géniaux… En gros, c’est un disque qui dit que je suis un affreux loser sentimental. Même si le savoir est déjà un premier pas vers la rédemption (sourire).» La plupart des artistes font le beau. Tuerie, lui, a décidé d’exposer ses côtés les moins glorieux. Une forme de masochisme? «Dans la vie de tous les jours, je suis quelqu’un de très solaire. J’aime amuser la galerie, etc. Mais dans ma musique, c’est différent. Je suis Clark Kent qui rentre chez lui et range sa cape de Superman dans le vestiaire (sourire).»
Tuerie gratte des plaies encore ouvertes, rappant les relations foireuses, les tromperies, etc. «Le problème, quand vous habituez les gens à une certaine mélancolie, c’est qu’ils auront peut-être moins envie de vous écouter quand vous serez plus heureux…» L’est-il aujourd’hui? « Heureux?» Oui. «Je me débrouille… Disons que j’essaie de mettre de l’ordre. J’ai toujours réussi à être honnête avec moi-même et les autres dans ma musique. J’apprends à faire pareil dans la vraie vie…»
Triangle amoureux
Les Amants terribles survole le champ de bataille amoureux du «champion du monde de prise de mauvaises décisions». Mais il ne s’y arrête pas. «C’est un disque qui parle d’amour sous toutes ses formes. Un morceau comme Kobe (NDLR: Bryant, le joueur de basket disparu en 2020), permet par exemple d’évoquer l’amour-propre et les limites de l’ego.» Dans Les Amants terribles, Tuerie évoque aussi simplement l’amour de la musique: «C’est carrément un triangle amoureux. La musique a toujours été la femme sulfureuse, problématique (sourire). Par exemple, si je ne suis plus avec la mère de mon fils, c’est parce qu’à un moment, la musique nous a consumés. Elle me demandait trop de temps, trop d’investissement. Je pouvais me diviser en deux –entre la musique et mon fils. Pas en trois. En cela, je n’ai pas été un bon partenaire. Donc oui, la musique est l’une des « femmes » de ma vie. Du moins, celle avec qui je suis resté le plus longtemps…»
On le sait depuis au moins Simone de Beauvoir et Bell Hooks, le terrain amoureux est évidemment aussi politique. Ces dernières années, il a même pu parfois ressembler à une guerre de tranchées. A cet égard, Tuerie est loin de se donner le beau rôle. Mais il s’est mis en mouvement, plutôt client quand il s’agit de démonter les schémas traditionnels. Sur les réseaux, il a pu se faire tacler pour ses tenues rose flashy. «Tu m’as vu en pink et tu questionnes toute ta sexuality», rappe-t-il sur Rose Bonbon, sorti en prélude de l’album. «Je suis d’une école de rappeurs complètement bousillée par quelqu’un comme Cam’ron du groupe Dipset. Il s’habillait en rose, roulait dans une Cadillac Escalade rose, etc. Ça faisait déjà la différence. Ado, j’arrivais à l’école en baggy rose, sweat à capuche rose et, mon accessoire bling bling, une PlayStation portable rose! Donc, cette couleur fait partie de moi. Et comme ce disque doit me ressembler, c’est logique qu’elle soit présente. Tant pis pour certaines personnes pas assez déconstruites, pour qui le rose est juste lié à la féminité.»
Amant terrible, père modèle
Les Amants terribles est donc ce disque tour à tour rose bonbon, rose pâle, rose chair, etc. Un album qui rend hommage «aux chansons que j’ai écoutées tout au long de ma vie», R&B notamment. Tout en questionnant l’effet qu’elles ont pu avoir sur la psyché du jeune Tuerie, titillant l’image du couple et de la masculinité qu’elles ont pu véhiculer. «Je n’ai pas eu de modèle paternel très inspirant. Quand je suis devenu moi-même père, je savais que je devais briser ça. Si je voulais servir d’exemple à mon fils, il fallait que je sois capable de me déconstruire, qu’il comprenne que c’est OK de se remettre en question.»
Sur Dirty Magnolia, il avoue par exemple: «Je suis plus un superrappeur qu’un superpapa.» Avant de conclure, la voix tremblante, sur Carton: «Pardon, mon fils, pardon»… Un fiston qui a aujourd’hui 6 ans. Et qui chausse désormais du? «Du 34! Mais vous savez quoi? Pour la rentrée, il est allé à l’école avec des Jordan 1… roses!» ●