Le rap français a 30 ans: « c’était un joyeux bordel »
Il y a 30 ans, le rap traversait l’Atlantique. Retour sur un voyage mouvementé, où il est question de Zulu du Bronx, de Madonna, du premier animateur noir de la télé française et de… Phil Barney.
Le morceau est signé NTM. Il s’intitule Tout n’est pas si facile, tiré de l’album Paris sous les bombes (1995). Au programme, un sample lancinant de Roy Ayers, un autre de Stetsasonic (« It ain’t nothing like hip hop music »). Et puis le rap de Kool Shen qui entame la discussion. Le rap vient à peine d’exploser commercialement en France que déjà de premières bouffées de nostalgie se font sentir. « 1983, il y a plus de 10 ans déjà, le hip hop en France faisait ses premiers pas/il n’y avait pas de règles, pas de loi/Non, surtout pas de contrat. »
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
Il est toujours compliqué de déterminer le certificat de naissance d’une musique, d’un genre. On remerciera donc NTM d’avoir facilité la tâche. Car si le rap hexagonal ne pointera vraiment le nez qu’en 1990 -la compilation fondatrice Rapattitude-, c’est bien au début des années 80 que le mouvement traversera l’Atlantique et débarquera en France. En prenant parfois des chemins étonnants. Le décor? Rencontré il y a quelques années, Kool Shen détaillait les événements: « Eté 83. Place du Trocadéro. C’était un peu l’endroit des « Américains », des jeunes avec leur sac à dos, qui font du skate, qui vont au McDo: le premier sur Paris a ouvert deux ans auparavant (après un tout premier essai français, à Strasbourg, en 79, ndlr). » Parmi ces « Américains », certains entament des figures de break-dance: pour Kool Shen, c’est le premier flash. « Je n’avais jamais vu ou entendu parler de ça. Je regardais ces mecs qui faisaient plein de trucs incroyables sur la tête, sur le dos. Je me suis dit: « je veux faire ça ». » Quelques mois plus tôt, une première tournée rap s’est en effet baladée en France: le New York City Rap Tour…
Des zulus à Paris
Bernard Zekri est aujourd’hui directeur de la société de production Capa. Auparavant, il a dirigé Les Inrocks, bossé pour Canal+ (de 1996 à 2009), Libération, Actuel… C’est à lui qu’on doit le New York City Rap Tour. Il en parle abondamment dans Le plein emploi de soi-même, sorti ces jours-ci (éditions Kero). Fin des années 70, il est jeune journaliste installé à New York. Contacté par téléphone, il raconte. « Au départ, je suis fasciné par le bouillonnement de la ville, on sent une réelle effervescence. Je bosse la nuit dans les bars pour arrondir les fins de mois. Je croise des artistes comme Basquiat, ou cette fille qui n’arrêtait pas de harceler le DJ pour qu’il passe ses disques: Madonna… » Zekri passe beaucoup de temps au Negril, près de chez lui, dans le Lower East Side. « Au départ, c’était une petite boîte jamaïcaine. Ce fut le premier endroit où les mecs du Bronx sont venus jouer régulièrement à Manhattan. » Kool Lady Blue, une punk anglaise de 20 ans exilée au Chelsea Hotel, y organise en effet les premières soirées hip hop. Le club est « cosy »: il ne peut pas accueillir plus de 200 fêtards. Il y a souvent la moitié en plus. « Les soirées ont connu un tel succès que le Fire Department a débarqué et fermé l’endroit. Les gens ont alors migré vers le Roxy », une ancienne piste de roller-skate disco pouvant accueillir jusqu’à… 3000 personnes. Entre-temps, Bernard Zekri est devenu pote avec des gens comme Afrika Bambaataa (Planet Rock), Five Fab Freddy (cité dans le Rapture de Blondie), ou l’artiste graffiti Futura… Autant de pionniers incontournables de la culture hip hop.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
Le journaliste produit d’ailleurs bientôt un titre pour Five Fab Freddy, sorti sur le label post-punk Celluloid. Bilingue, Change The Beat dispute ainsi à Chacun fait c’qui lui plaît (Chagrin d’amour) le titre de premier 45 tours rap de l’histoire en (yaourt) français…
Dans la foulée, Zekri réussit à convaincre la Fnac et Europe 1 (!) de sponsoriser le New York City Rap Tour. On est en 1982. Afrika Bambaataa et Futura sont de la partie, DST aux platines, les légendaires danseurs Rock Steady Crew… « C’était quand même un joyeux bordel. Je n’étais pas du tout un professionnel du business. C’était aussi la première fois que les mecs sortaient du Bronx. Il y avait pas mal d’amateurisme, mais d’un autre côté, c’était le vrai truc. » La caravane passe par Paris, mais aussi en province: Strasbourg, Mulhouse, Lyon… Dans certains endroits, le public reste perplexe: il y a bien des platines sur scène, mais où diable sont les musiciens?… Dans la capitale, la sauce prend à peine mieux. « On a quand même vécu une nuit incroyable au Palace, avec notamment les musiciens de The Clash. » Première leçon: quand la greffe hip hop prend en France, ce n’est donc pas forcément dans les banlieues, mais bien dans le club le plus branché de la capitale. « C’est un peu plus compliqué que cela », nuance Karim Hammou…
Le tournant ‘achipé achopé’
Auteur d’Une histoire du rap en France (éd. La Découverte, 2012), Karim Hammou est sociologue. « On a souvent décrit l’arrivée du rap en France comme un raz de marée musical qui a immédiatement et massivement touché les « jeunes des cités ». C’est assez inexact, mais la représentation inverse qui verrait un public « dandy » précéder un public « jeune et populaire » est tout aussi erronée. » Musique nouvelle et bâtarde par essence, mixant différentes influences (au propre comme au figuré), le rap percole à plusieurs endroits différents. « La caractéristique majeure des premiers amateurs de rap est d’être attentifs à une musique rare et peu connue en France -et cette caractéristique est présente dans plusieurs couches de la population. Elle est d’abord présente chez des amateurs de funk et de soul music, genres musicaux assez marginalisés des grands circuits de diffusion et de commercialisation musicaux en France. »
Exemple avec… Phil Barney. Début des années 80, le futur auteur du tube variétoche Un enfant de toi est fan complet de funk -il réussira même à se faire produire par Marvin Gaye (1900). Il est aussi tombé sur le Rapper’s Delight de Sugarhill Gang, prolongement logique de la musique de Cameo, Funkadelic… En 81, quand Mitterrand devient Président de la République et libère les ondes FM, le paysage radio prend tout à coup un fameux coup de jeune. Phil Barney sème la bonne parole sur l’antenne de Carbone 14, rappant lui-même entre les morceaux. Il pousse également un jeune DJ, le légendaire Dee Nasty.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
Le rap vient donc de partout, surtout de là où on l’attend le moins. « Des petites boîtes de nuit, des soirées ou après-midi festives informelles, de circulations de vinyles ou de cassettes copiées de la main à la main, puis d’émissions de radio libre. De ce point de vue, les milieux musicaux antillais ont joué un rôle majeur dans la diffusion précoce du hip hop. » Sidney Duteil, par exemple, est originaire de la Guadeloupe. DJ, il passe de la musique afro-antillaise, pas mal de funk (il a son propre groupe), et puis aussi cette nouvelle musique hybride venue de New York. Il se retrouve embauché sur Radio 7, chaîne publique créée pour concurrencer les radios pirates sur leur propre terrain. En 83, sa directrice, Marie-France Brière, est appelée par TF1 pour redresser la case variétés. Elle amène Patrick Sabatier, La Roue de la fortune… mais impose également Duteil. Aux commandes de H.I.P. H.O.P., Sidney devient le premier animateur noir de la télé française.
Le programme est lancé en 1984, casé le dimanche, en fin d’après-midi. Le premier show rap télé (au monde!) programmé à l’heure du thé, sur TF1? On croit rêver… Bernard Zekri: « A l’époque, la charge qui pèse sur le rap n’est pas la même. Aujourd’hui, il est souvent perçu comme une musique « segmentante », violente, une musique de bad boys. Mais au début des années 80, les valeurs étaient différentes. C’était vu comme quelque chose de nouveau, avec un côté un peu sport, très sain. » Karim Hammou explique encore: « La chaîne TF1 qui diffuse H.I.P. H.O.P. en 1984 n’a rien à voir avec la chaîne TF1 que l’on connaît à partir des années 90: c’est alors une chaîne publique, dans laquelle le rôle de la publicité et de l’audience n’est pas aussi déterminant pour la création et le maintien d’un programme. De plus, l’émission n’était diffusée que le dimanche, pendant un créneau horaire bref (une quinzaine de minutes) et pour un coût très modique. »
Au final, H.I.P. H.O.P. ne tiendra qu’un an. Bernard Zekri: « On pensait que le rap n’était qu’un effet de mode passager. » Mais sur ce temps-là, l’émission a vu défiler le gratin: Herbie Hancock, Kurtis Blow, Afrika Bambaataa, Rock Steady Crew… Même Madonna viendra chanter Holiday sur le plateau de Sidney!
Il faudra encore attendre un moment pour que les premiers disques rap pointent le bout du sillon. Mais dès ce moment-là, la révolution hip hop en France est devenue irréversible, faisant bientôt de l’Hexagone le 2e marché rap au monde, après les Etats-Unis. Aujourd’hui, il est assez courant de pointer les divisions du rap français, trentenaire. Moins de souligner sa diversité: entre pionniers (IAM, Oxmo Puccino) et grandes gueules (Booba, Rohff), alternatifs (Médine, Seth Gueko) et gros vendeurs (Stromae ou Sexion d’assaut, meilleure vente d’albums française de 2012)… Le rap en français, 30 ans, est plus que jamais conjugué au pluriel…
- The Belgian Hip Hop Anniversary, le 26/10 au KVS, Bruxelles. www.kvs.be
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici