Les Londoniens de Kokoroko célèbrent leur communauté avec un jazz plus que jamais métissé et un deuxième album optimiste ouvert sur le monde.
«L’accueil est différent d’un pays à l’autre. Le public âgé achète des disques mais ne se montre pas toujours fort remuant. En Belgique, il s’est passé quelque chose de spécial dès notre premier concert. Les spectateurs étaient extrêmement jeunes. C’était à Flagey. A la fois génial et déroutant.» Au lendemain de leur prestation dominicale au festival Couleur Café et avant de rentrer quelques jours au bercail, la trompettiste Sheila Maurice-Grey et le percussionniste Onome Edgeworth assurent la défense de Tuff Times Never Last, le nouveau Kokoroko, dans un salon cosy de l’hôtel Van der Valk.
Respectivement nés en 1991 et 1989, Sheila et Onome se sont rencontrés en 2014 lors d’un programme d’échange culturel au Kenya. «On avait beaucoup discuté et partagé notre amour de la musique. De l’afrobeat et du highlife surtout. Car si on écoutait un tas de choses, c’était vraiment ce qui nous excitait, se souvient Onome dans son t-shirt A Tribe Called Quest. On avait aussi à l’époque parlé de l’industrie et déploré le manque de jeunes, de jeunes musiciens noirs tout particulièrement, dans le milieu. Sheila a prolongé ces conversations en montant un concert quand on est rentrés en Angleterre et le groupe était né.»
Sheila, dont la mère est de Sierra Leone et le père de Guinée-Bissau, a découvert Fela Kuti à l’âge de 14 ans dans une école d’été. «Ce n’était pas vraiment Fela, c’était nous qui jouions sa musique. Mais je me souviens encore de la sensation incroyable que ça m’a procurée.»
Onome avait pour voisins des musiciens sénégalais et sa maman était impliquée dans plusieurs festivals. Mais il se rêvait rappeur et s’imaginait créer des beats hip-hop plus que de jouer avec l’afrobeat. «Tu as beau t’écarter de ton héritage, il y a souvent un moment où tu vois les choses plus clairement et tu te mets à les apprécier. En vieillissant, j’ai eu envie de recréer tout ça: lancer un groupe et trouver un moyen pour rendre cette musique personnelle et actuelle.»
Comment moderniser un genre aussi connoté et clairement identifié que l’afrobeat? «On n’a pas essayé de le rendre moderne ou d’y changer quoi que ce soit. Nous n’avons jamais pensé les choses comme ça. Nous avons nos influences qui vont et viennent durant la création. Toutes ces musiques sont en nous.» La modernité de Kokoroko est dans sa personnalité. «Peut-être qu’un jour, en se retournant sur tout ça, on se dira qu’on avait fait ceci ou cela. En attendant, ce n’était pas délibérément.»
Kokoroko, qui se produisait en 2019 au festival de professionnels Eurosonic avec pratiquement rien sous le bras («A l’époque, on n’avait pas d’album, pas d’EP, on n’avait même qu’une seule chanson»), a conquis la planète avec le titre instrumental Abusey Junction. Aujourd’hui, le titre compte plus de 76 millions d’écoutes sur Spotify et environ 60 millions de vues sur YouTube. Boosté par la compilation We Out Here de Gilles Peterson et de son label Brownswood Recordings sur lequel ils sont signés, Abusey Junction a été écrit par le guitariste Oscar Jerome (depuis parti exercer ses talents en solo), apparemment sur le toit d’un complexe en Gambie. «L’histoire de ce morceau est assez particulière et chaotique, retrace Sheila. On n’avait pas de batteur à disposition. Il n’y avait pas spécialement de raison qu’on l’enregistre. On a capté deux ou trois prises à la Fish Factory à Londres et à un moment, on s’est dit qu’il sonnait vraiment bien. On était loin d’imaginer la réponse du public…»
«A partir du moment où tu crées de la musique, tu ne la possèdes plus.»
«C’est peut-être à cause du succès grandissant des cours de yoga, plaisante Onome. En tout cas, des gens nous ont expliqué qu’ils avaient conçu leurs gosses sur cette chanson. Et des femmes qu’elles ont ressenti les premiers coups de pied de leur enfant à naître en l’écoutant. A partir du moment où tu crées de la musique, tu ne la possèdes plus. Elle appartient au monde. Tu ne peux pas contrôler où et comment elle va vivre. Certains l’entendent en naissant. D’autres en mourant. C’est incroyable de penser au pouvoir de ta musique. Tu dois la laisser vivre sa propre existence.»
Point de bascule
Deuxième album de Kokoroko, Tuff Times Never Last a été enregistré au studio Echo Zoo, à Eastbourne, station balnéaire du Sussex. «C’était génial d’avoir accès à tout ce matériel vintage. Ça nous a ouvert les yeux sur les possibilités qui s’offraient à nous et on a voulu leur tendre les bras plutôt que de se recroqueviller sur l’afrobeat et le highlife, raconte Sheila. Il y avait beaucoup d’excitation dans notre chef. On voulait poursuivre notre voyage. Plonger dans des eaux plus profondes. En faire aussi un album positif. Une lumière dans l’obscurité.» «On s’est tout de suite dit qu’on voulait que la musique soit fun à écouter et qu’elle soit amusante à jouer, embraie Onome. Sur nos playlists respectives, tu vas trouver pas mal de musique brésilienne. Mais aussi du disco et des musiques électroniques africaines.»
Sur Tuff Times Never Last, Kokoroko fait davantage de place aux voix et aux paroles. Difficile de ne pas s’interroger sur l’origine de son optimisme vu le sombre climat ambiant… «On constate énormément d’adversité dans le monde aujourd’hui. Je ne parle pas juste des choses les plus évidentes et systémiques. J’en vois aussi un tas à l’échelle individuelle. Mais on est des êtres humains. Et il y a des moments où il faut célébrer, où il faut profiter de cette vie ensemble, prendre du plaisir. Certaines chansons m’ont aidé à traverser un tas de choses compliquées. J’y retourne et retourne encore quand je n’ai pas le moral. Et même quand je vais bien. La musique nourrit mon énergie.»
«On n’est pas toujours optimistes, rebondit Sheila. On ne va pas se mentir. On a de l’amour pour notre musique, pour ce qu’on fait, pour ce que ce projet peut devenir et ce qu’il pourrait représenter. On en perçoit en tout cas le pouvoir et les vertus.» Et son comparse de conclure: «J’espère et pense que le monde est davantage à un point de bascule que de destruction.»
KokorokoTuff Times Never Last
Distribué par Brownswood Recordings. Le 31 janvier 2026 à De Roma, à Anvers.
La cote de Focus: 4/5
Pour son deuxième album à nouveau produit par Miles Clinton James (Little Simz, Yussef Dayes, Tom Misch), Kokoroko a décidé de jouer la carte de l’optimisme et d’accélérer un peu le tempo. Derrière la pochette de Luci Pina, ode à l’été londonien, Tuff Times Never Last mêle le jazz et l’afrobeat au r’n’b britannique des années 1980, à la néo-soul, au funk et à la disco ouest-africaine… Together We Are sonne comme une Sade qui s’essaierait à la bossa-nova. Closer to Me promène du côté du hip-hop. Il y a du Loose Ends, du Common, du William Onyeabor, du Sly et Robbie, du Cymande et quelques invités (Lulu, Azekel, Demae) sur ce disque joliment arrangé. Un album porté par cette idée que la beauté vient du challenge et des difficultés.