La musique dans les camps nazis: à la fois outil de persécution et respiration face à l’horreur
À Paris, le Mémorial de la Shoah propose une exposition sur la musique dans les camps nazis, tandis qu’à Charleroi, le Palais des Beaux-Arts proposera l’an prochain une adaptation d’une opérette créée dans le camp de Ravensbrück. Où la musique sert à la fois d’instrument de torture pour l’oppresseur. Et de bouée de secours pour les opprimés…
Certains proverbes ont parfois du mal à résister aux faits. Exemple: “La musique adoucit les mœurs.” Après avoir visité l’exposition que le Mémorial de la Shoah, à Paris, consacre actuellement à la musique dans les camps nazis (jusqu’au 25 février prochain), le dicton paraîtra particulièrement dérisoire… Aussi bizarre que cela puisse paraître, la musique était, en effet, partout dans le système carcéral et concentrationnaire nazi. Sans qu’elle ait pu “adoucir” d’une quelconque manière l’horreur, on en conviendra. Au contraire, elle l’a bien souvent accompagnée.
Certes, elle a pu servir de moyen de résistance pour certains prisonniers. “C’est vrai que quand on pense à ce thème-là, explique Élise Petit, musicologue, commissaire de l’exposition, l’image la plus répandue est celle de la musique comme outil de résistance. Mais dans les faits, elle était surtout utilisée par les nazis comme moyen de destruction, de coercition ou de torture.” Dès l’ouverture des premiers camps de concentration, en 1933, des orchestres (Lagerkapellen) sont constitués, uniquement composés de détenus. À Auschwitz, un premier groupe a ainsi été mis en place par les SS, dès décembre 1940. Il comptait sept musiciens -les autorités nazis ont même fait envoyer leurs instruments, restés chez eux. Rapidement, l’orchestre va grandir, jusqu’à compter un symphonique de 80 musiciens et une fanfare de 120 personnes. Comment expliquer cette place importante de la musique dans des endroits pas vraiment conçus pour le “divertissement”? “Le IIIe Reich était un régime très musical. En étudiant sa politique, j’ai pu prendre toute la mesure de sa mélomanie, de la manière dont la musique avait participé à l’embrigadement de la jeunesse, des soldats. D’une certaine manière, ce schéma et cette discipline militaires ont été simplement transposés dans l’univers carcéral.”
Wagner à Nuremberg
Les orchestres rythment les départs et les retours du travail. Au programme, des marches militaires de Franz Schubert, Johann Strauss, etc. Dans ses écrits, Primo Levi décrit par exemple le retour des prisonniers, sur l’air de Rosamunde de Schubert, levant leurs jambes “comme des automates”, leurs muscles obéissant tout seuls au rythme. La musique devient alors “maléfice”, qui “annihile la pensée et endort la douleur”.
La musique ne sert pas seulement à “discipliner” les prisonniers, elle est également utilisée comme instrument de punition -en obligeant par exemple à chanter jusqu’à l’épuisement. Dans certaines occasions, elle pouvait aussi permettre de couvrir les cris lors de châtiments ou même lors des exécutions. “À Majdanek, par exemple, le 3 novembre 1943, plusieurs milliers de Juifs (le chiffre de 18 000 est le plus souvent cité, NDLR) sont tués par balles, pendant que les haut-parleurs diffusent de la musique classique à haut volume. L’idée était non seulement de couvrir le bruit des exécutions, mais aussi de galvaniser les SS et leurs auxiliaires.” Dans son fameux essai La Haine de la musique (1996), Pascal Quignard écrivait: “La cour de Nuremberg aurait dû demander de faire battre en effigie la figure de Richard Wagner, une fois l’an, dans toutes les rues des cités allemandes.” De fait, la musique a activement participé aux persécutions nazies. Jusqu’à s’en servir d’outil de torture psychologique. “Même si le régime ne l’avait pas conçu comme tel, précise Élise Petit. Ça tenait plus du sadisme que d’une technique délibérée, comme ça a pu être mis par exemple en place dans les salles d’interrogatoire de Guantanamo. Mais les SS pouvaient forcer par exemple des Juifs religieux à chanter des psaumes pendant qu’ils les battaient. Ou faire entonner des chants antisémites.” Le cynisme des nazis n’avait pas vraiment de limite. En juillet 1942, Hans Bonarewitz parvient à s’échapper de Mauthausen. Repris quelques jours plus tard, il sera exécuté. Mais avant d’être tué, il sera exhibé dans les rues du camp, tandis que l’orchestre joue en boucle l’air de J’attendrai ton retour de Rina Ketty…
Dans un recoin de l’expo, un écran diffuse également le témoignage de Shony Alex Braun, qui composera Symphony of the Holocaust. Rescapé de Dachau, il raconte comment son violon lui a sauvé la vie. Ce soir-là, avec deux autres prisonniers, il est appelé par des officiers SS pour leur jouer un air de musique. Pas assez “convaincants” pour leurs tortionnaires, ses deux camarades sont mis à mort devant lui. Quand vient son tour, Shony Alex Braun est, naturellement, tétanisé. “C’est là que mes mains se sont mises à jouer toutes seules Le Beau Danube bleu.” Alors que l’un des SS lève une barre de fer pour lui infliger le même sort qu’aux autres prisonniers, son supérieur l’arrête et commence à battre la mesure. “Grâce à cet air, j’ai sauvé ma peau. Croyez-le ou non: c’était la première fois de ma vie que je jouais ce morceau…”
L’art de la parodie
Pour Shony Alex Braun, c’est clair: ce jour-là, c’est Dieu qui l’a sauvé. Et un peu aussi, la musique. Comme quoi, même si les oppresseurs s’en servaient abondamment pour asseoir leur domination, elle a pu aussi, parfois, venir en aide. Ou au moins apaiser les esprits. Des concerts étaient ainsi parfois organisés le dimanche. Certains camps de transit ont même eu pendant un moment une vraie “programmation”, comme à Theresienstadt. C’est là par exemple que sera “créé” en 1943 l’opéra Brundibár de Hans Krása, par les enfants du camp. Il sera joué une cinquantaine de fois en un an, avant l’arrêt complet des activités culturelles en septembre 1944. Internés à Westerbork, le duo jazz Johnny & Jones sera lui carrément autorisé par le commandant SS à se rendre sous escorte à Amsterdam pour enregistrer une série de chansons composées dans le camp. Ils y retourneront ensuite, avant d’être déplacés à Bergen-Belsen où ils mourront d’épuisement.
À côté de ces activités officielles, pas toujours bien vues d’ailleurs par les autres prisonniers, une série d’œuvres seront également créées clandestinement. Depuis les années 90, le musicologue italien Francesco Lotoro collecte les musiques composées ou jouées dans les camps. Élise Petit: “Finalement, il n’y pas tant d’œuvres qui ont été créées dans les camps. Pour une raison très simple: les prisonniers ne disposaient pas de papier, encore moins de papier à musique. Du coup, la manière de créer de la musique tenait la plupart du temps de la parodie: on prenait un air existant et on imaginait de nouvelles paroles dessus.” C’est le cas de l’opérette Le Verfügbar aux Enfers, créée par la résistante française Germaine Tillion et ses camarades de baraquement, à Ravensbrück. Pour décrire les conditions de vie dans le camp, elle passera par des airs d’opéra, des chansons populaires ou même des chants scouts.
Le 19 mars prochain, cette Opérette à Ravensbrück sera présentée au Palais des Beaux-Arts de Charleroi. C’est la metteuse en scène Claudine Van Beneden qui s’est plongée dans le récit de Germaine Tillion, avec sa compagnie Nosferatu. Comment fait-on pour adapter une œuvre aussi “sensible”? “Ça commence par une coupe dans le texte, si l’on ne veut pas que la pièce dure plus de 3 heures. Il y a aussi énormément d’intervenants, dont certains ne disent pas grand-chose. Je me suis permis de tout condenser, en me limitant à cinq rôles principaux. Avec évidemment la validation des ayants droit de Germaine Tillion. Mais pour le reste, je suis restée fidèle au texte.”
La politesse du désespoir
En réalité, le plus grand défi était ailleurs. “Tous mes spectacles sont musicaux. C’est aussi le cas pour Le Verfügbar aux Enfers. Dès le départ, j’ai eu envie de le travailler comme une comédie musicale. En espérant que ça ne choque pas.” Germaine Tillion lui aura facilité quelque peu la tâche. “Elle l’avait déjà écrit de cette manière. Elle parle par exemple de danser le French cancan. Il y a des clins d’œil au cabaret, elle parle des “girls”, comme on disait au Moulin Rouge ou au Lido. À ces références opérette et cabaret, j’ai apporté les miennes, liées aux comédies musicales.” Claudine Van Beneden fait même danser ses comédiennes en maillot de bain, à la manière des comédies “aquatiques” hollywoodiennes des années 40 avec Esther Williams. “L’idée de départ était que je ne voulais pas les montrer “dégradées”. Dans les autres adaptations que j’ai pu voir, les personnages étaient toujours en haillons. Or quand Germaine Tillion écrit, c’est aussi pour retrouver une humanité, et aller à l’encontre de cette volonté du régime nazi de faire disparaître les corps. C’est pour cela que je voulais les montrer belles, en les laissant dans les robes qu’elles portaient en arrivant. Et donc, aussi, à un moment, en maillot de bain. On en a évidemment beaucoup discuté en équipe. Mais je crois que c’est fait avec beaucoup de respect. Et encore une fois, c’est une fantaisie qui se trouve déjà dans le texte initial. En faisant mes recherches sur Germaine Tillion, j’ai découvert quelqu’un de très cultivé, avec une culture musicale importante, et surtout un enthousiasme communicatif. Ceux qui l’ont connue m’en ont tous parlé. Elle avait une force solaire qui emportait tout le monde avec elle. Et surtout beaucoup d’humour.”
On le retrouve dans le texte de Le Verfügbar aux Enfers. Comme cette scène où l’un des personnages se plaint des conditions de vie, rêvant d’un camp tout confort, avec “eau, gaz et électricité”. Et une camarade de répondre en écho: “Surtout le gaz!” Claudine Van Beneden: “Certains spectateurs pensent parfois que c’est nous qui avons inventé cette réplique. Mais pas du tout! Elle se trouve telle quelle dans le texte!” Comment réussit-on à conserver une distance et du second degré quand on est au cœur de l’horreur? Comment trouve-t-on la force d’imaginer et écrire une opérette quand la préoccupation principale devait consister à simplement survivre? C’est évidemment le grand mystère. En se plongeant dans le texte et l’histoire de Germaine Tillion, Claudine Van Beneden a-t-elle éventuellement trouvé des éléments de réponse? “Ça reste difficile à saisir. Elle a écrit pour remonter le moral de ses camarades. Mais aussi pour laisser une trace, pour qu’on sache comment ça se passait. Elle voulait comprendre les mécanismes en cours dans les camps, cette volonté d’asservir. Pour mieux la combattre…”
Welcome to the Terrordome
1989. Postées devant la nonciature apostolique de Panama, les troupes américaines balancent une playlist rock tonitruante. Objectif: faire sortir l’ex-agent de la CIA Manuel Noriega, réfugié à l’intérieur.
1993. Pour écourter le siège de Waco -pendant près de deux mois, le gourou David Koresh et ses fidèles s’enferment dans leur résidence-, le FBI propage de la musique à haut volume, à laquelle sont ajoutés des effets sonores multiples: cris de mouettes, sons de cornemuses, fraise de dentiste, etc.
2005. Les forces israéliennes dispersent les manifestants palestiniens à l’aide d’une nouvelle arme non-létale. Baptisée Le Cri (The Scream), le dispositif consiste en un sound-system monté sur un véhicule, diffusant des sons à une fréquence très spécifique, créant nausées et malaises chez les protestataires…
On le voit, la musique devient de plus en plus souvent une arme. C’est en tout cas la théorie de Steve Goodman, dont l’ouvrage de référence Guerre sonore: son, affect et écologie de la peur vient enfin d’être publié en français. Les amateurs de musiques électroniques connaissent déjà Goodman sous le nom de Kode9, producteur dubstep aux basses XXL, fondateur du label pionnier Hyperdub. Avec Guerre sonore, il se penche sur la manière dont le son est de plus en plus utilisé comme instrument de domination, que ce soit pour disperser les foules, les manipuler ou servir même d’outil de terreur, voire de torture -comme dans les prisons américaines de Falloujah, en Irak. Goodman inscrit ses propos dans un cadre théorique et philosophique -du futurisme à l’afrofuturisme- qui n’a pas peur de jargonner. Mais en l’illustrant avec assez d’exemples concrets que pour ne pas perdre le lecteur moins équipé.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici