La grande communion de U2
Mardi soir, au Stade Roi Baudouin, les Irlandais ont rejoué leur blockbuster The Joshua Tree. Un trip rétro, mais jamais nostalgique, jetant un oeil vers le passé pour mieux rassembler au présent.
Mardi soir, Stade Roi Baudouin. Sur le coup de 21h, U2 sort des coulisses. Non pas pour prendre place au centre du dispositif scénique, mais sur la petite avancée installée au milieu du public. C’est là que va se jouer le prologue du concert du soir, centré autour de l’album The Joshua Tree.
L’entrée en matière est inédite. Et à vrai dire, assez curieuse. Un peu paumé et nu devant le gigantesque écran, c’est un peu comme si U2 faisait sa propre première partie. À moins qu’il ne s’agisse d’un premier clin d’oeil au passé: il y a trente ans, les Irlandais avaient déjà pris l’habitude d’ouvrir eux-mêmes leurs propres concerts. Ils se faisaient passer alors pour les Daltons, groupe country parodique. Déguisés en cowboys rednecks, ils jouaient incognito, laissant perplexe un public qui n’avait pas d’écran géant pour les reconnaître… À l’époque, la farce était censée dégoupiller un peu la tension autour d’un disque – The Joshua Tree donc – et d’une tournée qui prenaient des proportions folles. Et d’amener un peu de second degré dans un collectif qui se prenait de plus en plus au sérieux. Et avait de plus en plus de mal à gérer les élans messianiques de son leader…
Depuis, U2 a cessé de lutter. Il a bien essayé l’ironie et le détachement (Achtung Baby!). Mais toujours pour revenir commenter l’actualité. À ce propos, l’annonce d’une tournée autour d’un album sorti à la fin du millénaire dernier a pu faire tiquer: après avoir tenu bon, U2 cédait à la nostalgie. Si c’est le cas, argumentaient Bono & co, c’est alors pour mieux montrer comment les morceaux de The Joshua Tree trouvent une résonance avec l’époque actuelle. À la noirceur des années 80, plombées par la Guerre froide, les conflits en Amérique centrale, au Moyen-Orient, correspondrait le marasme et la terreur du moment. Facile. Mais pas forcément faux. Quand le groupe démarre ainsi le concert par Sunday Bloody Sunday, cette vieille scie, on se surprend même à lui donner raison. « I can’t believe the news today », entame Bono: qui en effet ne s’est pas réveillé ces derniers mois en se disant qu’il avait dû mal entendre les nouvelles annoncées à la radio? Qui a vu venir le Brexit, ou l’élection de Donald Trump? (ou même la mort de David Bowie, rappelé quasi tout au long du concert, à travers des citations de Heroes, Where Are We Now? ou Starman) Tout change, mais rien ne change, glisse Bono. D’Istanbul (la dictature militaire hier, l’autoritarisme d’Erdogan aujourd’hui) au Proche-Orient (le chaos libanais des années 80, le drame syrien qui n’en finit plus). À un moment, on a même repéré dans la foule un drapeau de Solidarnosc (!), le syndicat de Lech Walesa qui se frottait au pouvoir communiste. Anachronique? Pas si sûr, quand on voit la situation actuelle…
Face B
Après avoir planté trois classiques supplémentaires (New Year’s Day, Bad, et Pride), U2 rejoint alors la scène principale pour s’attaquer à The Joshua Tree. Et dégainer trois monstro-tubes de plus: Where The Streets Have No Name, I Still Haven’t Found What I’m Looking For et With Or Without You. Bono n’a presque plus besoin de chanter… Le show lui-même est réduit au « minimum ». Les chansons suffisent. Sur l’écran aux dimensions panoramiques impressionnantes (60 m sur 15), raccord avec la pochette de l’album de 1987, aucune image du groupe. À la place défilent les paysages américains – ceux de la Vallée de la mort, de Zabriskie Point, filmés par Anton Corbijn. Déjà avant le début du concert, une série de poèmes (de Walt Whitman à Carl Sandburg, en passant par la chanteuse Jamila Woods), avaient rappelé que The Joshua Tree était « l’album américain » des Irlandais. Un hommage à sa beauté comme un rappel de ses ambiguïtés – à l’instar du tempétueux Bullet the Blue Sky.
Comme le veut ce genre d’exercice rétrospectif, l’album est rejoué dans son intégralité et dans l’ordre. Et tant pis si la dynamique du disque ne correspond pas à celle d’un concert. De fait, cela tue également tout suspense autour de la setlist du soir. Et peut créer éventuellement l’impression d’un groupe en pilotage automatique – quand Bono demande par exemple au public « ça va, vous, là-bas? », comme s’il était lui-même le spectateur de son propre concert. Cela étant dit, la démarche permet aussi de redécouvrir des morceaux moins évidents. On pensait que la face B de Joshua Tree plierait sous le poids d’une face A tubesque de bout en bout. Aussi surprenant que cela puisse paraître, Trip Through Your Wires, rarement joué depuis 1987, s’avère pourtant l’un des tout bons moments de la soirée, et Exit est même l’un de ses sommets électriques, tendu et habité.
Miss Syria
Le morceau est précédé d’un extrait de la série western fifties Trackdown. Un escroc arrive en ville et promet à ses citoyens de les protéger des agressions en construisant un mur. Son nom? Trump… À ce moment-là, Bono a revêtu les habits d’un pasteur, rappelant le personnage de tueur joué par Robert Mitchum dans La Nuit du chasseur. C’est peut-être le moment le plus « politique » du concert. Il est subtil. En la matière, on peut même se dire que U2 a déjà été plus offensif. Ce soir, cependant, il est question de rassembler – à l’image de One joué en rappel (et dédié à Sam Shepard). Pas question de citer directement Trump, d’évoquer Poutine, ou, comme sur la tournée précédente, de montrer douze corps flottants sur la mer Méditerranée, rappelant le drapeau européen… Quand le groupe dédie Ultraviolet aux femmes qui ont su « résister, insister, persister », l’écran aligne aussi bien les visages des suffragettes, de Virginia Woolf, de Rosa Parks ou de Saffiyah Khan, jeune quidam anglaise d’origine pakistanaise défiant des manifestants d’extrême droite, que celui d’Angela Merkel ou Christine Lagarde, la directrice actuelle du FMI… (une liste à laquelle ont été ajoutées, pour la circonstance, Nafissatou Thiam et… la Reine Mathilde)
C’est toujours le risque avec U2. Celui d’en faire trop. Comme quand il reprend Miss Sarajevo, rebaptisé Miss Syria. Filmée par l’artiste urbain JR, Omaima, jeune ado syrienne, apparaît en gros plan sur l’écran. Réfugiée dans le camp de Zaatari, en Jordanie, elle s’adresse directement à la foule et évoque ses rêves. Dans la foulée, son portrait géant est déplié dans le stade, à la manière d’un tifo de foot, et transporté par le public à l’autre bout des tribunes. C’est à la fois touchant, émouvant, voire prenant. Mais aussi, et il ne faut pas être particulièrement cynique pour le penser, légèrement grotesque.
Soit. On ne refera pas U2. Et il faut au moins laisser au groupe le mérite de la constance, qui a toujours mouillé le maillot et tapé sur le clou de l’engagement. Mardi soir, au Stade Roi Baudouin, le groupe a ainsi célébré les bonnes intentions, cherché à dépasser les clivages, et cultivé l’idée de « communauté ». Dans un monde où l’info est partout, mais où les camps opposés ne se parlent même plus, qui pourrait le lui reprocher?
SETLIST: Sunday Bloody Sunday / New Year’s Day / Bad / Pride / Where the Streets Have No Name / Still Haven’t Found / With or Without You / Bullet the Blue Sky / Running to Stand Still / Red Hill Mining Town / In God’s Country / Trip Through Your Wires / One Tree Hill / Exit / Mothers of the Disappeared /// Miss Syria (Sarajevo) / Beautiful Day / Elevation / Vertigo / Ultraviolet (Light My Way) / One / I Will Follow
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